Présentée en diptyque à Rennes et à Nantes, l’exposition «Éloge du sentiment et de la sensibilité» révèle les émotions qui imprègnent la peinture au XVIIIe siècle. Une judicieuse réunion d’œuvres clés, issues des musées de Bretagne.
Et l’honnête homme du XVIIe siècle devint homme sensible au XVIIIe. Partant de ce constat, deux conservateurs, Guillaume Kazerouni, au musée des beaux-arts de Rennes, et Adeline Collange-Perugi, au musée d’arts de Nantes, ont conçu une exposition en miroir célébrant l’affect et l’humanité qu’arborent les figures représentées au siècle des Lumières. Ainsi, d’épisodes bibliques en scènes mythologiques, la peinture d’histoire exprime à Rennes, au travers de soixante-cinq œuvres, des sentiments d’empathie, de compassion, d’aménité. Sous la touche de Jean Restout, Carle Van Loo ou Charles Joseph Natoire, l’allégorie humanise le divin. La vertu et l’héroïsme s’affranchissent du pathos. Dans le même temps, à Nantes, soixante-dix peintures de genre rendent hommage à une sensibilité nouvelle qui, au mitan du XVIIIe, assume passions et sensations. Jean-Baptiste Greuze, Antoine Watteau ou Jean Siméon Chardin diront avec subtilité les mutations d’une société policée qui s’ouvre aux idées nouvelles explorées et diffusées par les encyclopédistes. Dès lors, ce siècle épicurien, galant et poudré, vu parfois comme superficiel parce qu’il pense moins le monde qu’il ne le vit, dévoile ici son âme, ses tendres délicatesses comme ses paradoxes. En répons l’un de l’autre, les deux accrochages offrent en duo une lecture éloquente des chefs-d’œuvre conservés dans les musées de Bretagne. L’expérience n’est pas neuve. Déjà, en 2013, l’exposition «De Véronèse à Casanova. Parcours italien dans les collections de Bretagne» invitait à découvrir les trésors des musées de la région. «Ce type de projet tient d’une volonté partagée, tant à Brest qu’à Quimper, à Rennes qu’à Nantes, de valoriser des œuvres parfois discrètes au sein de nos collections respectives. Réunies, elles composent un corpus cohérent, comparable en qualité et en force d’impact à une collection nationale», souligne Adeline Collange-Perugi. L’expérience, peu fréquente, de ce rapprochement régional permet d’explorer ici une période décisive de l’histoire où la peinture, à l’instar du monde qu’elle fixe et de ceux qu’elle campe, rafraîchit ses codes en épousant les profonds bouleversements qui marquent alors la société française.
Raconter le goût d’une époque
«Chaque collection dessine la personnalité du musée qui l’abrite et reflète en filigrane son évolution, son esprit, ses aspirations», ajoute Guillaume Kazerouni. Suivant des trajectoires dissemblables, les premiers musées de l’Ouest se sont constitués dès 1801. Nés du décret consulaire Chaptal, le musée de Rennes reçoit la Prédication de saint Étienne signée Charles Joseph Natoire, tandis que celui de Nantes accueille Saint Louis sous les traits de Louis XV à genoux devant la Couronne d’épine de Charles Coypel. Les œuvres du XVIIIe entreront peu à peu au musée nantais grâce à l’achat par la Ville, en 1810, de la collection de 1 155 toiles du diplomate François Cacault, complétée de l’ensemble réuni par l’architecte archéologue Pierre Nicolas Fournier. «Longtemps émissaire à Rome, François Cacault n’aime pas son siècle. Pourtant son goût le porte à acquérir des chefs-d’œuvre, tels un Watteau et deux Lancret», résume Adeline Collange-Perugi. Ayant prisé les foyers artistiques d’Italie, il regrette la forte centralisation qui les empêche en France. Aussi imaginera-t-il la création d’un musée «breton» à Clisson, dans la région nantaise, sans le mener à terme. C’est en revanche à Quimper que naît, en 1864, le premier musée de collectionneur de la région grâce au legs du comte Jean Marie de Silguy, polytechnicien et fervent dessinateur. Un corpus de 1 200 peintures, 2 000 dessins et 12 000 gravures, réuni sous le second Empire auprès de marchands parisiens, hisse le musée quimpérois au premier rang, en Bretagne, pour ses œuvres datant des Lumières. L’institution a d’ailleurs prêté à l’exposition une quarantaine de tableaux. Quant à Brest, son musée renaît en 1968 grâce aux dommages de guerre et à une militante reconstruction. Au cours des années 1970, sa collection de tableaux de grand format, comptant des œuvres de Van Loo, Duvivier, Regnault ou Taillasson, est acquise dans le commerce parisien de l’art. L’Apothéose de saint Louis de Natoire sera emportée aux enchères à l’Hôtel Drouot, tout comme L’Homme physique, l’homme moral et l’homme intellectuel de Regnault.
Attributions et redécouvertes
De son côté, le musée rennais enrichira très tard sa collection du XVIIIe. Hormis quelques envois importants de l’État au XIXe (Natoire, Desportes, Galloche) et son cabinet de curiosités de Robien, son fonds XVIIIe de sujets d’histoire ne s’accroît qu’au cours des années 1970 par l’achat de 800 dessins de Drouais, des œuvres de La Fosse, Lagrenée, Boucher venant compléter l’important ensemble du XVIIe siècle qui a bâti sa renommée. Ces six dernières années, le fonds rennais a poursuivi sa dynamique par l’acquisition d’œuvres de Vincent, Doyen, Restout, Pierre, Cazes, Pillement et Valentin (unique peintre breton de l’exposition). En 2015, la Bacchante endormie, signée Jean Baptiste Marie Pierre, lascive abandonnée à son ivresse dans une grisaille virtuose, entre à l’inventaire du musée grâce à une campagne de mécénat. Ainsi, les collections des musées de l’Ouest reflètent-elles tout autant le goût d’une époque, l’œil d’un connaisseur, que la perspicacité des conservateurs et les appétences ou fluctuations du marché. Que dire de cette Adoration des Anges de Van Loo, commande de Saint-Sulpice pour inciter jeunes et pauvres à suivre les offices ? Jadis propriété du Louvre, mise en dépôt dans une institution religieuse, puis vendue en Angleterre, l’œuvre fut finalement acquise pour le musée de Brest. De l’aveu de Guillaume Kazerouni, l’ensemble que constituent les collections de Bretagne souffre peu de lacunes, à l’exception d’un grand format de Jean Restout et d’une œuvre de Jacques Louis David. Quoi qu’il en soit, à la faveur de cet éloquent «Éloge du sentiment et de la sensibilité», quelques pépites révèlent leur éclat, comme cette huile sur toile conservée à Quimper, longtemps considérée comme une illustration de l’Édification du Temple par Salomon, qui après étude révèle une Construction de l’arche de Noé. Si son auteur reste anonyme, sa datation a pu être affinée et rapprochée de pièces présentées au grand prix de peinture et de morceaux de réception à l’Académie royale, comme s’y est employé Nicolas Bertin qui remporta le grand prix de Rome en 1685. Il en va de même pour cette Femme esquissant un geste de dédain, non attribuée. Restaurée pour l’exposition, présentée pour la première fois, elle provient d’une composition plus vaste et pourrait en fait figurer Marie Madeleine détournant son regard de la crucifixion. «À l’instar de ce siècle, où les hiérarchies se bousculent, les frontières se diluent, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert donne pour synonymes les termes “sentiment” et “sensibilité”, complète Adeline Collange-Perugi. Au premier s’attache une dimension morale, au second, un principe vital.» Ici, apparat, intimité, douceur, piété et galanterie se théâtralisent tout en nuances. Et bien qu’engagés dans des voies différentes, peintres d’histoire et de genre servent une même intention. Ils portent en eux les germes du romantisme et concentrent probablement sur leurs toiles les élans de liberté qui irriguent leur temps. L’honnête homme est bel et bien devenu homme sensible.