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Art africain, les évolutions d’un regard

Publié le , par Bérénice Geoffroy-Schneiter

Le rôle des marchands a été essentiel dans la valorisation des œuvres nées sur le continent africain. Il peut être utile de le rappeler à l’heure du débat sur les restitutions.

Pierre et Suzanne Vérité, à la galerie Carrefour vers 1945. Art africain, les évolutions d’un regard
Pierre et Suzanne Vérité, à la galerie Carrefour vers 1945.

Dès l’âge de 7 ans, mon père me montrait des objets africains et me questionnait sur leur provenance. À 8 ans, j’ai eu la chance de visiter l’Exposition coloniale, qui s’est tenue en 1931 à la porte Dorée. Je demeure l’un des rares témoins à avoir connu de l’intérieur cette évolution du regard porté sur l’art africain», raconte le marchand d’art tribal Jean Roudillon. Issu d’une famille d’antiquaires, d’architectes et de décorateurs, expert depuis cinquante-cinq ans, cet «enfant de la balle», comme il se décrit lui-même, raconte avec une pointe de nostalgie cette époque où les objets arrivaient en Europe par le truchement des marins et des militaires, puis des administrateurs coloniaux, subjuguant les artistes par leur présence magnétique et leur audace formelle. «C’était tellement excitant ! Après Paul Guillaume, Pierre Vérité ou Charles Ratton, nous étions des découvreurs en quelque sorte… » Les prémices de cette découverte peuvent être cherchés dans les Expositions universelles, qui étaient de formidables réservoirs d’œuvres en même temps que des lieux d’expérimentation muséographique. La naissance d’un marché de l’art africain est cependant indissociable de la volonté des États européens de développer des musées ethnographiques, sur fond d’ambitions économiques et territoriales. Comme le montre Yaëlle Biro (voir page 24), la course à l’approvisionnement a été essentielle à l’émergence d’un marché international.
Exotisme et curiosités
La société fondée en 1868 par Johann Friedrich Gustav Umlauff, à Hambourg, offre deux types de prestation à ses clients, parmi lesquels figurent des musées suisses, allemands et même américains : l’acquisition d’ethnographica sous forme de lots, mais aussi la réalisation de dioramas avec mannequins et animaux empaillés. À l’instar des Expositions universelles, ces mises en scène favorisent l’émergence d’une nouvelle clientèle bourgeoise, avide d’exotisme. «L’effet de bazar des musées ethnographiques trouve son équivalent dans ces boutiques de curiosités où s’amoncellent les productions venues des quatre coins du monde, résume Yaëlle Biro. Les musées ethnographiques ne sont plus les seuls à pouvoir posséder ces objets : les particuliers peuvent posséder aussi le monde.» Parmi les plus ardents défenseurs de l’art africain s’impose le marchand d’origine hongroise Joseph Brummer (1883-1947), dont la galerie sise boulevard Raspail, à Paris, va constituer un passionnant laboratoire d’expérimentation. Ce jeune sculpteur désargenté, qui eut comme professeurs Rodin et Matisse et fut l’ami du Douanier Rousseau, exploite les procédés les plus modernes pour hisser ces pièces au rang d’icônes. De l’utilisation de la photographie, de la publicité et de la presse comme outils de promotion à l’organisation d’expositions mémorables  confrontant artistes d’avant-garde et pièces tribales , sans oublier le financement d’ouvrages savants tel Negerplastik, de Carl Einstein (1915), il élargit sa clientèle, développant un réseau de partenaires en Europe, et jusqu’aux États-Unis. Parmi les habitués de sa galerie, on croise Sergueï Chtchoukine, Paul Rosenberg ou Alfred Flechtheim… Pierre Vérité (1900-1993) lui aussi était un artiste, qui a fréquenté la Ruche, où Lipchitz et Marcoussis l’ont introduit à l’art africain. Avec son épouse décoratrice, Suzanne, ils ont ouvert en 1934, dans le quartier de Montparnasse, une galerie dénommée «Arnod, art nègre», rebaptisée «Carrefour» trois ans plus tard, quand elle a déménagé boulevard Raspail. Leur fils, Claude, ayant pris le relais elle est restée ouverte jusqu’en 1996. En 2006, leur collection fabuleuse, témoignant de l’ouverture aux arts océaniens, a été dispersée à Drouot, grâce à leur vieil ami Guy Loudmer. Elle a atteint un prix impressionnant de 44 M€ pour 514 lots. Quinz mille visiteurs étaient venus voir l’exposition, témoignant de l’engouement pour ces expressions artistiques, dynamisé par l’ouverture au même moment du musée du quai Branly. Sous le marteau de Rémy Le Fur, un masque fang a notamment atteint l’enchère record pour l’art primitif de 5,9 M€.

À New york, ces objets sont associés à des œuvres de Brancusi, Picabia ou Picasso

Garage et caoutchouc
Dans une certaine mesure, les figures de Brummer et Vérité avaient été éclipsées par la personnalité haute en couleur de Paul Guillaume (1891-1934). Fils d’un commis fasciné très jeune par le monde de l’art, connu pour ses liens avec l’art moderne dont la collection est désormais accrochée à l’Orangerie , il est également un artisan infatigable de cette reconnaissance des arts africains. Sa rencontre avec ces objets fut fortuite puisque, ayant fait ses débuts comme garagiste, il eut la surprise de découvrir dans un stock de caoutchouc, arrivé du Gabon, des reliquaires kota, qu’il exposa dans son garage à Montmartre. L’art africain est sa première passion, avant qu’il ne s’intéresse à des artistes comme Modigliani, Soutine ou Chirico. En juillet 1912, soit un an après sa rencontre avec Guillaume Apollinaire qui l’a introduit dans le cercle des avant-gardes et guidé dans ses choix , Paul Guillaume fonde la Société d’art et d’archéologie nègre. Il joue un rôle essentiel dans l’ouverture du marché américain, en devenant notamment le conseiller d’Alfred Barnes, auquel il fournit toute une série de chefs-d’œuvre dans les années 1920. Ses efforts scellent, des deux côtés de l’Atlantique, les noces des avant-gardes et des arts africains. Car si le public européen a, dans un premier temps, découvert masques et statues dans des mises en scène teintées d’exotisme, le milieu de l’art new-yorkais les associe d’emblée à des œuvres de Brancusi, de Picabia ou de Picasso…
Érudition et préservation
Avec Charles Ratton (1895-1986), la figure du marchand d’art africain acquiert ses lettres de noblesse. Lui n’a jamais éprouvé le désir de se rendre sur le continent noir, à la différence des marchands des années 1950, tels Hélène Leloup et son premier époux Henri Kammer. Cet ancien élève de l’école du Louvre, d’une érudition vertigineuse, tissa des liens tant avec Eluard et Breton qu’avec les gens des musées (Paul Rivet, Georges-Henri Rivière…). Celui qui devient expert à Drouot à partir de 1931 n’a alors qu’une obsession : rassembler des documents d’archives pour garantir l’authenticité des pièces. «S’il n’invente pas la figure du marchand savant, Ratton est le premier à l’appliquer à l’ “art nègre”, bien plus résolument que Paul Guillaume ou Joseph Brummer avant lui», écrit ainsi Philippe Dagen dans le catalogue de l’exposition du quai Branly «Charles Ratton. L’invention des arts primitifs» (Skira Flammarion, 2013). Sa clientèle fortunée et cosmopolite compte le sculpteur américain Jacob Epstein ou bien encore Helena Rubinstein, l’impératrice de la cosmétique… Ces hommes et leurs successeurs, dont Jacques Kerchache, Leloup ou Roudillon, et d’autres encore, entretenaient ainsi des liens étroits avec les cercles des intellectuels et des artistes. Ils ont œuvré à la valorisation de ces arts dits «primitifs», assurant la préservation de nombreuses pièces menacées par les soubresauts de l’histoire, à commencer par les avancées de l’islam et du christianisme, ou promises à la déshérence par les rituels. «Au moment de la proclamation de l’indépendance de la Guinée, en 1958, Sékou Touré a fait brûler tous les objets traditionnels. Ce sont les Européens qui les ont sauvés !», s’exclame ainsi Jean Roudillon, qui ne veut pas entendre parler aujourd’hui du mot «restitution». Et, comme l’a soufflé Apollinaire, les marchands, par leur curiosité insatiable et leur ouverture d’esprit, furent bien souvent en avance sur les jugements esthétiques des conservateurs de musée…

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