L’héritage d’Amedeo Modigliani fait parti de ceux sur lesquels porte une malédiction. Au moment où l’on était censé célébrer le centenaire de la mort de l’artiste, il est infesté par le doute.
Il y a trois ans encore, une exposition au Palais ducal de Gênes a dû être fermée, quinze des tableaux présentés comme des Modigliani étant classés comme des « faux grossiers » par l’expertise judiciaire. Six personnes sont mises en examen, dont les dirigeants de la filiale de Skira, Joseph Guttmann, marchand américain prêteur de onze œuvres, et le commissaire de l’exposition, Ruddy Chiappini, adjoint à la culture de la ville de Locarno, dans le Tessin suisse. Tous plaident l’innocence.
Triste affaire
Ce scandale fait suite à une litanie de faux apparus sur le marché. Dans cette atmosphère empoisonnée, à la mi-mai, le parquet du Tessin a ordonné la mise sous séquestre d’une partie des archives de l’artiste, entreposée au port franc de Genève par une galeriste du canton, Maria Stellina Marescalchi. Elles étaient revenues début 2019 de New York, où, pendant quatre ans, elles avaient été confiées au libraire Glenn Horowitz, qui a essayé, en vain, de les vendre pour 4,6 M$. La saisie a été opérée sur plainte de Christian Parisot, le président italien de l’Institut Modigliani, qui en revendique la propriété. La galeriste excipe d’un contrat de vente de ces six mille photographies, catalogues et correspondances, signé en 2015. Christian Parisot assure qu’il lui avait simplement confié les archives afin d’étudier un projet de fondation. Jusqu’à ses revers de fortune, Parisot s’était imposé comme incontournable après avoir reçu ces documents, dans les années 1980, de Jeanne Modigliani, la fille de l’artiste. Il est l’auteur d’un des cinq catalogues raisonnés de l'œuvre de ce dernier – le seul désormais admis comme une référence étant celui édité il y a une cinquantaine d’années par Ambrogio Ceroni. L’affaire se complique encore lorsque les auteurs d’un livre paru en 2019, L’Affare Modigliani, proclament que les archives appartiendraient en fait à l’État italien, en vertu d’une donation consentie en 2006 par la fille de Jeanne, Laure Modigliani-Nechtschein (ce que conteste Parisot). Le 6 juin, la sénatrice Margherita Corrado a interpellé le ministre de la Culture pour réclamer le transfert de ce «patrimoine public» à Livourne, cité natale du peintre et sculpteur. Ancien commandant de la brigade criminelle, Claudio Loiodice a signé l’ouvrage, truffé de révélations embarrassantes pour les autorités. Jeanne Modigliani, fille d’Amedeo Modigliani et de l’artiste Jeanne Hébuterne, a commencé sur le tard à rassembler de la documentation avec Joseph Lanthemann, qu’est venu assister le jeune Christian Parisot. Jeanne Modigliani avait trente ans de plus que lui, mais elle a été séduite par cet étudiant en histoire de l’art, rencontré à la Sorbonne. Après la mort de Lanthemann, il a fini par s’approprier les droits de l’artiste et l’ensemble des documents.
Des documents contestables
En 2010, la petite-fille du peintre a réclamé au tribunal de Rome la restitution des archives. Mais elle a été déboutée au vu de deux documents, reproduits pour la première fois dans le livre. Le moins qu’on puisse en dire est qu’ils sont surprenants. Une feuille datée du 23 septembre 1974, comportant des écritures maladroites, gommées et altérées, fait état de la « donation » par Jeanne de sa documentation à Christian Parisot, lui donnant le droit « de les céder, en totalité ou en partie ». Claudio Loiodice mentionne quelques-unes des incohérences de ce document, qu’il juge invalide (voir page 175). Christian Parisot a produit un autre tapuscrit, en italien, daté du 12 novembre 1982, par lequel Jeanne Modigliani lui aurait cédé le droit moral et le soin d’authentifier les œuvres, dont le fondement juridique est aussi contesté. Alcoolique, elle est décédée en 1984 d’une hémorragie cérébrale, officiellement causée par une chute, à un moment où La Repubblica se faisait l’écho de son vœu de remettre les archives à la ville de Livourne. Condamnée à s’acquitter de 90 000 € de frais judiciaires, Laure Modigliani a fini par conclure un accord transactionnel avec Christian Parisot. En 2005, ce dernier avait pris pied dans un palais romain pour créer les «Archives légales Amedeo Modigliani Paris-Rome» avec Luciano Renzi, qui lui a ouvert les portes en Italie. L’objectif proclamé était de faire venir les fameuses archives dans une « Maison Modigliani », avec le parrainage du gouvernement et de l’Unesco. Parisot était alors au faîte de son pouvoir. Le patron des musées de Rome, Claudio Strinati, est devenu le coordonnateur de son conseil scientifique. Selon les auteurs du livre, le projet, installé dans un palais de la ville, est cependant demeuré « un fantasme » bien que doté de subventions, que Parisot nie avoir perçues. L’ironie de l’histoire est que, à la même époque, il avait été arrêté à Paris après une plainte, déposée par un cousin de Jeanne Modigliani, dénonçant l’exposition d’une soixantaine de dessins copiés d’originaux de Jeanne Hébuterne. En 2010, l’archiviste fut condamné à deux ans de prison avec sursis. L’aventure romaine prit fin avec le débarquement des carabiniers, enquêtant sur une autre affaire de faux dessins, dont certains étaient même des photocopies. Mais Christian Parisot a bénéficié d’une relaxe et de la prescription d’une partie des faits. Que représentent ces archives ? « Un mystère », nous a déclaré un spécialiste, ce qui motive aussi des projets de recherche lancés des États-Unis et en France sur les œuvres elles-mêmes. Celui propre aux musées français devrait faire l’objet de journées d’études et d’une exposition au LaM de Villeneuve-d’Ascq au premier trimestre 2021, retardées par la crise du Covid-19.