Le spirituel Jacques Chazot ; Claude Bessy, danseuse étoile ; Yvette Barran, antiquaire : cette joyeuse photographie ouvre l’album que publie Julie Blum pour fêter les 50 ans de la galerie fondée par sa mère, Anne-Sophie Duval. Revenons une génération plus tôt : Yvette Barran, ex-comédienne, mariée à l’acteur Jacques-Henri Duval, ouvre une boutique d’antiquités à Paris, rue Bonaparte, au numéro 11. C’est Jacques Chazot qui, en lui confiant sa collection de pâtes de verre à vendre, orienta Yvette Barran vers l’art nouveau. En cela, au début des années 1960, elle fut une pionnière. Dans son magasin, elle a fait construire un bar à l’américaine. Chineurs et collectionneurs, ses copains, y sirotent un whisky en commentant leurs trouvailles. Ce monde curieux séduit Anne-Sophie Duval, sa fille, laquelle sèche les cours pour explorer le marché aux Puces. Bientôt, elle assiste sa mère. Or, voilà qu’Yvette, de nouveau amoureuse, part vivre dans le Lot avec son troisième mari et vend son échoppe parisienne, laissant Anne-Sophie livrée à elle-même. L’art 1900 était le fief de maman ; entretemps, la jeune fille a découvert la période suivante, l’art déco, prisé alors d’une petite poignée d’esthètes. En 1972, elle s’implante 5, quai Malaquais, en face du Louvre, à la place d’un antiquaire à l’enseigne «Carmontel». L’année même de son installation, Anne-Sophie Duval, conquérante, participe à la Biennale des antiquaires. Elle sera la première à y déployer des créations de l’entre-deux-guerres. Elle a 27 ans. Bravo ! Le décor de son stand est conçu par Karl Lagerfeld. Sol en caoutchouc. Sur une estrade, un paravent de Dunand, une table d’Eileen Gray, une table basse de Ruhlmann… L’entreprise est d’autant plus audacieuse que la fameuse collection de Jacques Doucet qui révèlera l’art déco à un large public ne survint à Drouot que quelques mois plus tard. Tous sont unanimes, Anne-Sophie a un œil. Elle est attirée par les lignes épurées, les proportions équilibrées, les matériaux insolites. Le luxe à l’apparente simplicité de Jean-Michel Frank la touche, ainsi que l’inventivité des meubles à transformation de Pierre Chareau, décorateur et architecte. En matière de sculpture, elle préfère l’abstraction monumentale d’un Miklos aux ornements d’un Cheuret. Anne-Sophie est grande : un mètre soixante-treize. «Racée, droite, cigarette à la main, de lourds bracelets d’ivoire s’entrechoquant à son poignet, elle a de l’allure jusque dans sa gestuelle», rappelle, admiratif, l’architecte d’intérieur François-Joseph Graf. « La galerie du quai Malaquais devient vite un lieu de rendez-vous chic et snob où, le samedi, conversent Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, Angelo Tarlazzi (son couturier), l’avocat Pierre Hebey, la collectionneuse Micheline Maus…».
Le don de rebondir
Si Anne-Sophie Duval, secrète, introvertie, timide aussi, pouvait déconcerter par ses silences, elle s’animait aussitôt qu’elle évoquait ses trésors. À condition, bien sûr, que ses interlocuteurs le méritent. À un client qui marchandait avec insistance, la professionnelle, soudain, déclarait : «Vous m’énervez, le meuble n’est plus à vendre !» «Elle parlait de ses objets avec intelligence, souligne encore François-Joseph Graf, elle connaissait leur histoire, savait à qui ils avaient appartenu, les faisait vivre.» Aucun ouvrage n’avait encore paru sur les créateurs des années 1920-1930. La seule documentation disponible se trouvait dans les anciennes revues et portfolios. «Anne Sophie possédait une bibliothèque exceptionnelle», s’enthousiasme l’antiquaire Thomas Fritsch, qui fit ses premières armes chez elle. «Non seulement, elle avait rassemblé les collections complètes des magazines publiés en France, mais aussi en Autriche, en Allemagne, en Hollande… On s’y plongeait sans cesse.» Quelques dates mémorables jalonnent l’histoire de la galerie. 1992 : l’exposition Albert-Armand Rateau, montée l’année où le fils de l’ensemblier, François, sort une monographie. Un écrin somptueux imaginé par Graf qui redécora le lieu pour l’occasion. Une réunion de pièces magistrales. L’événement est prestigieux, ô combien, mais loin d’être un succès commercial… En 1994, Anne-Sophie Duval prend part à la Biennale des antiquaires pour la deuxième fois. Sur son stand parade le meuble anthropomorphe gainé de galuchat d’André Groult, chef-d’œuvre qui avait été dévoilé à l’Exposition internationale de 1925 (aujourd’hui conservé au musée des Arts décoratifs à Paris). L’antiquaire l’avait disputé lors de la succession de Nourhan Manoukian à Drouot Montaigne : 2 800 000 F. Une somme pour l’époque. Elle n’avait pas le moindre sou pour le payer. «Maman avait raison de s’endetter, le marché de l’art déco était alors en hausse», reconnaît Julie Blum. Anne-Sophie était toujours à court d’argent. «Face à une difficulté, elle avait le don de rebondir, remarque le galeriste Jacques Lacloche, qui fut un intime ; jamais elle ne baissait la tête.» Un exemple ? Thomas Fritsch se souvient d’un ensemble d’Ernest Boiceau annoncé chez un commissaire-priseur de province. La galeriste du quai Malaquais avait l’intention d’enchérir par téléphone. Or, un quidam mal intentionné avait coupé les lignes… «Nous avons sauté dans une voiture, parcouru des centaines de kilomètres, pied au plancher, pour assister à la dispersion. Anne-Sophie a tout acheté !» Cette personnalité, calme, posée, qui collectionnait les hippopotames, animal symbolisant une certaine lenteur, était capable de folie dans une salle des ventes. Surtout s’il s’agissait de damner le pion à sa rivale, Cheska Vallois…
Indépendante et féministe
La découverte ! Rencontrer l’œuvre d’un créateur inconnu, voilà qui l’enflammait, la beauté d’un objet l’émouvant plus que sa valeur marchande. Ne fut-elle pas la première à défendre les céramistes de l’entre-deux-guerres ? Henri Simmen, Émile Lenoble ou encore Jean Besnard, pour lequel le milliardaire américain Ronald Lauder partageait sa passion. Des marchands n’étaient pas encore spécialisés dans les années 1940 que, déjà, elle posait son regard sur la production de Jacques Adnet ou de Jean-Charles Moreux. Indépendante, elle l’était, et féministe aussi ! Elle s’attacha à mettre en valeur les battantes de l’avant-garde : Adrienne Gorska, Evelyn Wyld, Sarah Lipska, Anna Prinner (qui œuvrait sous le pseudonyme masculin d’Anton Prinner), Josette Hébert-Coëffin… Beaucoup sont oubliées. Rassurons-nous, ces dames figurent en bonne place dans l’ouvrage anniversaire de la galerie. «En illustrant des artistes confidentiels, je voulais élargir la compréhension qu’on croit avoir de l’art déco», précise Julie Blum. Naturelle, jolie sans l’ombre d’un maquillage, la jeune femme reprit, en effet, les rênes de la galerie en 2008, à la disparition prématurée de sa mère, victime d’un cancer. Pour que l’enseigne familiale ne disparaisse pas, elle a abandonné l’Angleterre, où elle menait une carrière d’architecte. Quitte à affronter les médisances des concurrents et autres pièges. Courageuse ! «Je suis arrivée en pleine crise financière. Le marché se recentrait sur les valeurs sûres. Cela laissait une marge à l’inventivité.» À peine aux commandes, elle monte une exposition bienvenue sur Étienne Cournault, peintre sur verre, mal connu. Pour promouvoir son stock, elle a la bonne idée d’inviter des confrères à montrer leur spécialité : Carolle Thibaut-Pomerantz et ses papiers peints panoramiques, la galerie Mouflet et ses affiches des Années folles. La curiosité serait-elle héréditaire ? Mère et fille partagent aussi le goût de la céramique. L’une des expositions qui célèbrent le cinquantenaire de la maison mettra à l’honneur Ernest Chaplet, potier de l’art nouveau. On remonte le temps… Une pensée pour grand-maman.