Dans une dispersion dénommée «Tentation» se distingue la vente d’un lot singulier : un mot, qui restera secret, connu uniquement d’Alberto Sorbelli et de l’acquéreur. L’artiste bouscule à la fois le droit et l’art.
Proposer un mot dans une vente aux enchères… On imagine immédiatement les réactions : «délire d’artiste», «ridicule», «les mots appartiennent à tout le monde»... La salve suivante risque d’être encore plus nourrie, à l’annonce du caractère confidentiel de l’œuvre : elle ne demeurera en effet connue que de son seul acquéreur, qui par ailleurs ne pourra jamais la dévoiler. Pourtant, ce projet est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Car la création d’Alberto Sorbelli (né en 1964), intitulée Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu, a été encadrée par des experts en droit afin de garantir cette œuvre immatérielle. L’artiste italien explique : «La recherche et le travail de maîtres Benjamin Dauchez et Amandine Passot a permis de trouver une solution juridique pour donner à cette œuvre une solidité.»
De quoi parle-t-on ?
La rencontre avec les notaires a donc été fondamentale pour voir aboutir un projet que mûrit Sorbelli depuis 2012. À l’époque, les maisons de ventes qu’il avait contactées n’avaient pas été disposées à tenter l’aventure. Aujourd’hui, grâce à une approche innovante du Code de la propriété intellectuelle, cette œuvre conceptuelle s’immisce dans les interstices de l’art et du droit. Il s’agit d’un mot qui restera secret. Seul sera mentionné le titre de l’œuvre d’Alberto Sorbelli. Ainsi, celui-ci participera à l’écriture d’une nouvelle page de l’histoire de l’art mais également de l’histoire des enchères. Car le fait est unique sous plusieurs aspects – d’où le défi de définir une estimation, qu’il faudra inventer (celle-ci reste « mystérieuse » pour l'instant, d'après le catalogue). Tout d’abord, par le secret qu’impose l’œuvre – jamais un enchérisseur n’a acquis un lot inconnu –, ensuite par le procédé de cession, insolite. «En vente publique, le passage de propriété se fait au moment de l’adjudication. Or, dans le cas de l’œuvre d’Alberto Sorbelli, il se fera sous conditions, car il ne sera effectif qu’au moment de la transmission du mot à l’office notarial, une fois le paiement effectué», détaille Alexandre Giquello, commissaire-priseur de la vente. À huis clos, l’artiste transmettra ledit mot à l’oreille de l’acquéreur, mais également une note explicative justifiant le contexte du choix de ce vocable, qu’il aura tous deux consignés par écrit dans une enveloppe scellée, conservée par les notaires. Cette explication personnelle et confidentielle, comparable aux descriptions des brevets, permet aux notaires de s’inspirer du cadre juridique appliqué aux secrets industriels pour formaliser la vente. L’artiste ne prononcera le mot et le contenu de cette note qu’une seule fois et, chose importante, il n’y aura aucune trace : ni photographie, ni témoin, ni public. «Le concept poétique de cette œuvre se situe tout simplement dans l’énonciation d’un mot à une personne», commente Alberto Sorbelli, pour qui il n’est donc pas ici question de performance. L’acquéreur sera tenu au secret total et, s’il enfreint cette règle, l’œuvre sera considérée comme détruite, ce qui confirme bien le statut d’œuvre d’art acquise.
Faire évoluer l’art conceptuel
Si l’artiste s’inscrit ici dans la filiation de l’art conceptuel, qui s’est développé dans les années 1960, il franchit une nouvelle étape. On retrouve chez lui la primauté de l’idée qu’ont défendue des Lawrence Weiner, Ad Reinhardt, Dan Graham ou Sol LeWitt. Ce dernier a par exemple établi des instructions écrites et schématisées pour laisser au collectionneur ou à l’institution le soin de peindre un mur selon ses indications. Le langage est également fondamental pour cette génération, à l’image de Joseph Kosuth, confrontant à la fois le signifiant et le signifié. Ainsi l’œuvre One and Three Chairs (1965) rapproche-t-elle l’objet chaise, une photographie de cette chaise et une définition du mot. L’œuvre d’art n’est alors plus rétinienne, mais mentale. Pour la dématérialisation, il faut se tourner du côté de Ian Wilson, qui hisse au rang d’œuvre une «communication orale» ou une «discussion», mais en n’en gardant aucun enregistrement sonore ou témoignage. C’est dans cette veine, précisément, que s'inscrivent le lot 17 de la vacation, mais aussi les premières interventions de Sorbelli.
Un mot et une explication
En 1990, alors qu’il était encore étudiant à l’École des beaux-arts de Paris, il a créé une performance intitulée le Secrétaire du secrétariat de Monsieur Alberto Sorbelli. Avec un dispositif très simple – une table et deux chaises –, il proposait un temps d’échange avec un visiteur en face-à-face. La scène était visible de tous. Aujourd’hui, il pousse à son paroxysme cette idée de relation à deux, d’écoute et d’engagement physique de l’artiste comme du collectionneur, lequel devient le réceptacle de l’œuvre. Sorbelli ajoute un élément supplémentaire à l’édifice de l’art conceptuel, comme il l’explique : «Le concept de propriété évolue grâce à cette œuvre qui quitte le statut d’idée et entre dans la catégorie d’œuvre d’art réalisée, juridiquement solide.» Le projet ne s’arrête cependant pas là. Les notaires ont bien prévu la possibilité de revendre le mot, lors de «rendez-vous de révélation», toujours à l’office notarial. Tout comme Sorbelli l’a fait, le propriétaire devra écrire le mot, accompagné de son explication qu'il aura gardée en mémoire. Puis, le tout sera de nouveau scellé dans une enveloppe. C’est cette restitution qui sera communiquée au futur acquéreur, toujours oralement. L’œuvre est donc amenée à évoluer. On aura accès au mot d’Alberto Sorbelli seulement soixante-dix dans après sa mort, lorsque l’œuvre tombera dans le domaine public. L’accumulation des enveloppes des différentes transactions fera œuvre, inévitablement, ce que refuse définitivement l'artiste, car il condamne la fétichisation de documents et des traces qui se sont substitués aux œuvres conceptuelles au XXe siècle. L’exemple le plus significatif est peut-être celui des Zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein, qui imposait au propriétaire de brûler le reçu pour faire véritablement corps avec la valeur de l’œuvre. Or, c’est bien le reçu qui, aujourd’hui, circule sur le marché de l’art. Avec cette nouvelle intervention, Alberto Sorbelli pose également la question de la possession, de la valeur, et affirme le rôle poétique de la vente aux enchères, qui participe de l’œuvre. «L’acte d’acheter peut être intégré à l’œuvre au lieu d’être tout simplement une transition», conclut-il.
Aux éditions MF : Je veux glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu. Vingt-cinq auteurs livrent leur lecture de l’œuvre d’Alberto Sorbelli.
Exposition collective «Back is Back», jusqu’au 17 juin, See Galerie, 238, rue Saint-Martin, Paris IIIe, www.see-marais.com