Cette foire entend proposer une vision globale de la création autour de l’Afrique. Sa fondatrice nous en parle avec un ton frais, qui tranche et ragaillardit dans la planète art contemporain.
Peut-être est-ce justement son thème qui le permet, mais de fait, Victoria Mann, fondatrice et directrice d’AKAA (acronyme d’«Also Known As Africa»), aborde l’entretien avec beaucoup de fraîcheur, de simplicité et d’enthousiasme. Pourtant, il lui a fallu une certaine dose de culot pour se lancer dans l’aventure d’une nouvelle foire à Paris ; de persévérance, aussi, la première édition ayant été annulée, car programmée au lendemain des attentats de novembre 2015. Celle qui se définit avant tout comme une historienne d’art a été classiquement formée à l’École du Louvre, où elle s’est tout de suite intéressée à l’art contemporain et aux cultures du continent africain. «Elles m’attiraient organiquement». Ce cursus la menait tout droit vers la conservation, mais la prise de conscience d’une impossibilité de conjuguer ses deux passions dans le système institutionnel l’a amenée à réfléchir différemment et à emprunter une tout autre route. Après un court passage en galerie, ouverture nécessaire qui lui manquait, elle a réalisé que le besoin n’était pas l’ouverture d’un nouvel espace d’exposition, Paris en étant fort bien pourvu, mais plutôt celle d’une plateforme à la fois commerciale et culturelle, un «incubateur» en quelque sorte. Ainsi est née AKAA, seule foire d’art contemporain et de design en France centrée sur l’Afrique ; et, cette troisième édition sur les rails, Victoria Mann se prépare déjà pour les suivantes.
AKAA en est à sa troisième édition. Peut-on y voir celle de la maturité ?
Oui, je l’espère. AKAA fonctionne depuis l’origine sur le même fil rouge. Il ne s’agit pas de parler du seul continent africain, mais de le mettre au cœur de la création contemporaine. Je ne veux pas poser, ni imposer, d’étiquette géographique aux artistes ni aux galeristes. Je n’ai pas cette légitimité, et cela nous différencie, notamment de 1-54 Contemporary African Art Fair. Ce qui constitue l’ADN de cette foire, c’est une revendication des liens à l’Afrique. Tant au niveau des artistes représentés que des galeries exposantes, ce qui importe, c’est de dire quelle est leur Afrique. Qu’il y soit né ou s’y soit implanté, qu’il y ait voyagé ou s’en soit inspirés, qu’il vienne du continent ou des communautés afro-brésilienne, afro-caribéenne, afro-américaine, ou encore d’Europe et même d’Asie, chacun pose son propre regard. Les deux premières éditions se sont nécessairement construites autour de l’affirmation de l’identité africaine. Leur succès permet d’aller plus loin cette année, et de parler de la notion de «Sud global».
Qu’entendez-vous exactement par là ?
Avec AKAA, nous souhaitons redessiner une carte de l’art contemporain en installant le continent africain au départ de la création et en mettant en avant divers axes sud-sud, et non pas nord-sud comme cela est traditionnellement et majoritairement le cas. Regardez parmi les artistes présents (cent trente-sept en tout, ndlr) : beaucoup viennent du Brésil, de Cuba, d’Argentine, des États-Unis, des Caraïbes et même d’Asie, avec un artiste coréen venu en résidence en Afrique du Sud. Leur travail formule la rencontre de cultures différentes. Ce sont ces regards croisés qui nous intéressent, car ils interpellent. Dans la programmation culturelle, la même ligne se retrouve, avec par exemple une table ronde autour de la notion de black identity dans l’art de l’Amérique, ou encore la question de la représentation du corps dans le monde musulman. Susana Pilar, représentée par la galerie Continua, réalise l’installation monumentale de l’allée centrale. Afro-Cubaine de La Havane, issue d’une famille venant d’Afrique et de Chine, elle résume parfaitement cet esprit.
Comment expliquez-vous la prédominance des galeries sud-africaines sur le continent et au sein de la foire ?
De fait, parmi les seize enseignes africaines, la moitié vient d’Afrique du Sud. Il faut savoir qu’il existe depuis longtemps des galeries dans ce pays, mais au Maroc également, bénéficiant d’une grande tradition artistique et de moyens plus importants. Mais, pendant longtemps, les artistes exposés étaient uniquement nationaux et destinés à un public national. Les galeries ne cherchaient donc pas à se faire connaître sur le plan international. Les mentalités ont beaucoup évolué, et elles ont conscience aujourd’hui d’appartenir à une grande communauté panafricaine. L’ouverture, en septembre 2017, du Zeitz Mocaa au Cap, le plus grand musée d’art contemporain d’Afrique, participe de la même dynamique. Néanmoins, il faut souligner l’élan d’individualités dans plusieurs autres pays africains, qui se battent réellement pour défendre leur scène. Je pense à des galeries ouvertes en Éthiopie, en Côte d’Ivoire ou en Ouganda. Rien n’est simple pour elles, qui ont une vraie éthique, cherchant à la fois à ouvrir leurs artistes à la scène internationale et à les faire acheter à l’intérieur. Cela implique d’accepter de fixer les mêmes prix sur la foire que dans leurs espaces nationaux. C’est indispensable si l’on veut construire de nouvelles générations de collectionneurs.
Vous avez invité cette année Didier Claes, galeriste bruxellois spécialiste des arts classiques d’Afrique noire. Est-ce un premier pas vers ce type d’œuvres ?
C’est en effet une nouveauté, issue d’un dialogue engagé avec Didier Claes. Cela aurait été impensable plus tôt, pour ne pas capter l’attention sur autre chose que l’ADN de la foire, mais désormais, l’existence des scènes contemporaines africaines est affirmée. Il est donc possible d’associer les arts africains traditionnels. D’autant, et j’insiste sur ce point, que les artistes ne se sont pas construits ex nihilo : ils sont le fruit d’une culture ancienne et se sont forcément enrichis de leur passé. Sur son stand, Kendell Geers bénéficie d’un solo-show, où il sera entouré de pièces d’art africain qu’il a lui-même choisies.
Vous souhaitez également associer le design…
AKAA étant construite sur un modèle de foire d’art contemporain, les arts visuels y sont donc en plus grand nombre et plus structurés, mais, avec mon équipe, je souhaite aussi accueillir du design. Trois galeries le représenteront et, comme à chacune des éditions précédentes, le mobilier de l’espace AKAA Undergrounds proviendra d’un éditeur d’objets. Cette année, nous avons retenu la maison Intègre, fondée en 2017, qui fait réaliser ses objets par des artisans burkinabais. L’espace VIP est pour sa part signé Aïssa Dione.
Pourquoi s’être positionné sur cette période de novembre ?
Le calendrier des foires internationales étant très chargé, il est difficile de trouver un créneau… Je n’imaginais pas proposer AKAA en même temps que Frieze London ou que la FIAC, par exemple. Il fallait trouver un moment où l’attention était déjà portée sur Paris, mais pas autour de l’art purement contemporain. Paris Photo, qui se tient exactement sur la même période, offrait une belle opportunité.
Et pourquoi Paris ?
Je suis heureuse d’y être. Le marché de l’art contemporain africain est en pleine explosion, mais au départ d’AKAA, ce n’était pas encore le cas : il fallait «inventer» les acheteurs, aller les chercher dans l’art contemporain classique par exemple. C’est un véritable travail de fond, celui de tout organisateur de foire. Son atout est d’être encore abordable, les œuvres proposées cette année démarrant à 2 000 € et plafonnant à 40 000 €. Les collectionneurs sentent qu’ils peuvent faire des découvertes, surtout lorsqu’on leur apporte des outils de compréhension. Cela permet aussi, et c’est très important pour moi qui suis jeune et collectionneuse, de défendre l’idée que la collection n’est pas réservée à une élite. AKAA doit demeurer une foire de la découverte. Tous les artistes et les exposants me le disent : nulle part ailleurs dans le monde, ils ne ressentent autant d’intérêt du public, autant de questionnements. Pour cette raison aussi, je suis heureuse d’être à Paris, qui n’est pas une ville facile, mais où une fois que la confiance est installée, elle y est durable.