La réalisatrice oscarisée l’an dernier, figure de proue de la nouvelle vague, qui se définit aujourd’hui comme une « vieille cinéaste et jeune artiste », nous reçoit à l’occasion de son exposition à Paris.
En franchissant les portes de la galerie Nathalie Obadia dans le Marais, et après avoir franchi une spectaculaire arche constituée d’une cinquantaine de boîtes à bobines de film 35 mm, le visiteur stupéfait découvre… une verrière sous une verrière ! Sous l’éclairage zénithal de la galerie, plantée en pleine lumière, juste au centre de l’espace, la serre du long métrage Le Bonheur, réalisé par Agnès Varda en 1964, invite à un voyage sensible au cœur d’une certaine histoire du 7e art. Pour l’occasion, l’artiste a construit une «cabane de cinéma» abritant des tournesols et dont parois et verrières sont recouvertes des pellicules originales de son premier film, tourné en couleurs il y a plus d’un demi-siècle.
Mémoire(s) de cinéma
Les plus connaisseurs captent du premier coup d’œil les scènes marquantes. «Lorsque je suis dans la verrière, j’ai vraiment l’impression d’habiter le cinéma», confie Agnès Varda tout en fredonnant l’air de Mozart du générique de son film, dont quelques extraits sont diffusés sur un écran à l’entrée de l’exposition. D’une petite voix et plongeant ses yeux d’enfant dans les nôtres, la réalisatrice s’émeut : « Mozart a cette légèreté qui pince le cœur… » Et de citer quelques séquences cultes de son film, celles des pique-niques : «bleu», «rouge», «palette», «touches»… Agnès Varda parle de ces images animées comme un peintre le ferait d’une de ses toiles. Car, pour elle, il existe bel et bien une «réalité de la pellicule qui demeure en tant qu’objet». Cette exposition personnelle originale, sa troisième chez Nathalie Obadia qui a initié chacun des projets, prouve en tout cas que d’un film, œuvre immatérielle par excellence, il peut rester «une peau» accessible aux néophytes comme aux initiés. Des collectionneurs s’offrent bien des maisons de Charlotte Perriand ou de Jean Nouvel. Pourquoi pas une verrière d’Agnès Varda ? Le musée d’Art moderne de Los Angeles (Lacma) lui-même a fait l’acquisition d’une autre de ces cabanes, que l’artiste a exposée à la fondation Cartier en 2006. Les pellicules recouvrant les verrières étaient alors celles de Lions Love, l’histoire d’un amour à trois qui vit en direct l’assassinat de Robert Kennedy, et qu’Agnès Varda a tourné à Hollywood en 1968. Que les visiteurs les moins fortunés ou dotés de moins d’espace se rassurent : ils pourront malgré tout se prendre à rêver en découvrant, dans une arrière-salle de la galerie, de petites maquettes préparatoires dont les parois souci de vérité oblige ! sont recouvertes de vraies pellicules «super 8». Celle de la tente de Mona - Sandrine Bonnaire dans Sans toi ni loi (1985), ou de la carcasse du bateau où Philippe Noiret et Silvia Monfort se réfugient dans La Pointe courte (1955). Aux murs, Agnès Varda, qui se dit «photographe avant d’être réalisatrice», a accroché plusieurs pièces : six photographies « 1/24e de seconde à chaque fois », nous précise-t-elle d’une scène où Sandrine Bonnaire est attaquée dans un village il s’agit du film précité et où la violence semble cruellement accentuée par l’absence du récit, mais aussi un portrait argentique du peintre Miquel Barceló présenté dans un triptyque où les panneaux sont enrichis de clichés numériques, ou encore des tirages «vintage» dont un figurant Calder, son épouse et leurs deux filles assis sur un banc à Paris.
Cinéma et peinture
Le parcours d’Agnès Varda est indissociable de l’histoire de sa maison rose de la rue Daguerre, dans le XIVe arrondissement, où elle vit depuis 1951 et où est installée sa maison de production. Pour preuve, ce morceau d’arbre, posé au sol dans l’exposition et provenant de la célèbre courette où plusieurs scènes de ses films ont été tournées. Lorsqu’on évoque, un brin provocateur, Giuseppe Penone, fer de lance de l’arte povera auquel cette installation semble faire écho, Agnès Varda n’en prend nullement ombrage et s’amuse de la comparaison. Difficile en revanche de faire parler cette femme humble mais ô combien mystérieuse de ces immenses créateurs dont elle a croisé le chemin et qui, pour certains, sont devenus des amis très proches : Alexander Calder qui a créé de nombreux mobiles chez elle, Hans Hartung ou encore Mario Prassinos dont elle a recueilli le chat. Nous pensions, en la rencontrant, résoudre enfin le mystère de la disparition du leader du groupe The Doors, mort à Paris d’une overdose en 1971, et dont Agnès Varda serait la seule personne à avoir la clé ; il n’en fut rien… Quoi qu’il en soit, la peinture reste pour elle une référence permanente. «Je suis une fanatique des Flamands du XVe siècle. Puis je saute à la fin du XIXe siècle pour retrouver ensuite quelques grands du XXe : Hopper, Hockney et bien sûr le génial Picasso ou le Fautrier secret», précise-t-elle. Parmi les artistes contemporains, son préféré est Christian Boltanski, «qui raconte comme personne l’angoisse du monde». Lorsqu’on demande à Agnès Varda ce qu’elle déteste par-dessus tout, la réponse fuse : «La publicité sur les pages de droite dans les journaux, ça m’énerve !» La peinture a longtemps été une passion partagée avec son mari Jacques Demy (1931-1990), réalisateur des très colorés et cultissimes Parapluies de Cherbourg (1964), Demoiselles de Rochefort (1967) et Peau d’âne (1970). «Avec Jacques, qui était un vrai artiste-cinéaste, nous courrions les expositions. D’ailleurs, durant les cinq dernières années de sa vie, il avait repris des cours de peinture.»
De l’humanité avant toute chose
Signe de son vif intérêt pour l’art actuel, en particulier lorsqu’il est «généreux et surprenant», Agnès Varda a coréalisé avec l’artiste JR le film Visages, Villages, sorti sur les écrans en 2017 et sélectionné au dernier festival de Cannes. «Cette collaboration avec JR a été une réussite ! Pendant un an et demi, nous avons sillonné la France une semaine par mois, comme des sociologues, à la rencontre de personnes qui ont accepté que nous les photographions et accrochions leurs portraits sur des murs ou des containers.» Cette forme d’art populaire ouverte à tous, à l’image des œuvres éphémères d’Ernest Pignon-Ernest qu’elle apprécie, donne une énergie folle à la réalisatrice, pleine de projets d’expositions, que ce soit à Liverpool ou en Espagne. «Je ne sais pas si je n’ai plus assez de temps ou si j’en ai trop», nous lance-t-elle, comme prise elle-même dans cette panique de la réalité qu’elle a tant aimé mettre en scène avec d’autres. Songeuse, Agnès Varda observe ces visiteurs inconnus s’aventurer dans sa cabane puis confie, la mine interrogative : «On ne sait pas où l’art peut toucher les gens.»