À la fois styliste, galeriste, collectionneuse et mécène, agnès b. est, pour beaucoup d’artistes, une militante de la première heure qui cultive le goût des rencontres et d’une douce harmonie des choses.
Comment est née l’idée d’exposer votre collection au Musée national de l’histoire de l’immigration ?
Le musée m’a proposé ce projet et j’ai tout de suite accepté. Aujourd’hui, il est important, avec ce qui se passe dans le monde, de parler de l’histoire de l’immigration. Notre histoire s’est faite avec les immigrés. Il ne faut pas oublier qu’ils ont fait nos guerres. Mon oncle était capitaine dans l’armée française et il a combattu à Dien Bien Phu avec ses goumiers marocains. Ils ont été capturés et sont restés là-bas deux ans. Avec Sam Stourdzé, directeur des Rencontres de la photographie à Arles, nous avons sélectionné 75 œuvres, parmi les 3 000 que compte ma collection, afin d’illustrer à travers des thèmes choisis l’idée de vivre. J’ai mis une photographie de Cartier-Bresson sur le carton d’invitation car c’est lui qui m’a fait aimer la photographie. Au début des années 1980, je suis allée à Genève, chez Éric Franck, pour voir une expo de ses portraits. J’ai alors compris ce qu’est l’instantané dans la vie de l’artiste et du sujet, ce que signifie capter une personnalité.
C’est donc la photo qui vous a fait rencontrer l’art contemporain ?
Non, mais je me rends compte que je ne me suis jamais posé la question. J’aime autant l’art ancien que contemporain. J’ai grandi à Versailles dans une famille très cultivée. Mon père, un avocat qui a été deux fois bâtonnier, était curieux de tout. Pour l’art contemporain, j’ai très tôt rencontré des artistes. À 16 ans, j’ai croisé Picasso à Antibes, qui m’a dit : «Je vous trouve très jolie, je vous embrasse». Dans les années 1960, je participais aux dîners organisés par le père de Sophie Calle, un grand cancérologue qui invitait à sa table des artistes comme Eduardo Arroyo ou le beau Martial Raysse. Et j’étais très amie avec César. Un jour, alors que j’étais en visite chez lui dans sa petite maison du 14 e arrondissement, il nous confia : «Aujourd’hui j’ai moulé mon pouce». Et ensuite, il nous a fait des pâtes délicieuses ! Mon premier travail a été assistante stagiaire chez Jean Fournier, grand défenseur de l’art abstrait. Je m’occupais notamment du catalogue des œuvres d’Hantaï. Plus tard, c’est Jean Fournier qui m’a proposé de reprendre sa galerie de la rue du Jour. Cela s’est fait en dix minutes, la galerie du Jour est née ainsi.
Aviez-vous déjà, à l’époque, l’envie d’ouvrir une galerie ?
J’ai surtout eu envie de donner à voir quelque chose. Je trouve ça génial. Je connais tous les artistes que je montre depuis 1983. La première exposition c’était Martine Barrat. Et puis, j’ai un truc pour voir ce qu’il y a de nouveau, et j’ai fini par me faire confiance… Je me suis retrouvée à exposer Nan Goldin, Claude Lévêque, Martin Parr ou encore Dan Colen, qui est maintenant chez Gagosian. Les grandes galeries ont récupéré beaucoup des artistes que j’ai découverts. Yvon Lambert me disait : «Toi, tu découvres, et nous, nous faisons le boulot.» Mais c’est passionnant et tellement nourrissant. Et souvent, au départ de l’œuvre d’un artiste, il y a déjà tout. Je dis toujours que l’artiste doit être là où on ne l’attend pas. J’ai la chance d’avoir une galerie avec, à côté, une activité qui me permet de prendre des risques. Je suis aussi la présidente des amis des Beaux-Arts, pour qui j’ai créé un prix agnès b. Du coup, je vois beaucoup de jeunes artistes que l’on expose, pour certains, dans notre galerie-boutique de New York. J’ai conçu ce lieu pour que les gens tournent le dos aux vêtements en regardant les œuvres qui sont aux murs…
Et comment en êtes-vous venue à collectionner ?
La notion d’appropriation m’est étrangère. Même si ce que j’ai réuni a fini par former une collection, c’est vraiment le fait d’encourager les artistes qui a motivé mes achats. J’exposais, je vendais et j’achetais leur travail pour qu’ils continuent. Et je continue à le faire. À présent, le fait d’entrer dans ma collection veut dire que leur travail est bon. Les œuvres de ma collection ont pris de la valeur parce que je les ai acquises au début de la carrière des artistes.
Achetez-vous aussi en galeries et en ventes aux enchères ?
Je n’ai pas beaucoup le temps d’aller dans les galeries. Elles m’envoient des œuvres d’artistes que je connais. C’est comme cela que j’ai récemment acquis une pièce de Pierre Ardouvin. Et oui, bien sûr, j’achète en ventes publiques. J’y ai beaucoup constitué ma collection de photographies. Et uniquement au téléphone ! J’ai compris très vite que c’était mieux. D’autant que je m’intéresse souvent à ce que personne ne regarde. J’achète rarement les choses connues, qui valent cher, ça ne m’amuse pas. Je préfère des choses plus discrètes, qui me touchent. Je n’ai jamais rien acheté dans l’idée de revendre et je n’ai d’ailleurs jamais rien revendu. Je connais intimement chaque pièce de ma collection. Je sais pourquoi je les ai.
Vous vivez avec votre collection…
Chez moi, les œuvres tournent. On m’en emprunte souvent. Ce matin, on est venu prendre ma mappemonde d’Alighiero e Boetti. Il y a un Massimo Vitali à la place, car je n’aime pas les crochets vides… Et mes petits-enfants n’étaient pas contents que la carte du monde s’en aille ! Ils ont la chance de voir de belles choses dans une maison très familiale. Ce n’est pas un lieu bling-bling. L’art contemporain y cohabite avec des œuvres du XVIIIe siècle qui appartenaient à ma grand-mère. Je cherche l’harmonie, j’ai la curiosité et le goût de cela, de trouver comment marier les choses. Et il y a aussi ces petits antiquaires à Versailles, je leur ai acheté un portrait de la princesse de Lamballe, c’est beaucoup moins cher qu’un jeune artiste contemporain ! J’ai également acheté des meubles chez eux, pour la boutique de Versailles. La peinture m’inspire beaucoup. Le XVIIIe siècle a fait que j’ai conçu des vêtements avec des boutons rapprochés. Un jour, je portais un sweat-shirt et je me suis dit que j’en avais assez de l’enlever par la tête. Alors, je l’ai ouvert devant et lui ai mis des petits boutons-pression. Ça c’est fait comme ça.
Vous avez créé un fonds de dotation à vocation culturelle, humanitaire et écologique, avec Tara notamment. Vous envisagez de créer une fondation…
Oui, nous cherchons un lieu en banlieue, pour faire un endroit utile. Ce sera le contraire de la fondation Vuitton, je crois. Je veux que les gens y soient chez eux, que les jeunes de banlieue puissent regarder et découvrir, avec des expos temporaires de ma collection, organisées autour de thèmes. Je veux aussi pouvoir montrer des choses que je découvre. Et peut-être des ateliers d’artistes, sans oublier une salle de projection et de spectacles. Et un café ! Tout ça simple, pas cher, fonctionnel et convivial. J’aime beaucoup les histoires naturelles, je n’aime pas le fabriqué, le faux.