Quatre-vingts lots lui ayant appartenu quittent la maison familiale de Saint-Omer. À la tête d’une filature de coton dans le Nord de la France, Achille Fontaine cultivait un goût insatiable pour les objets d’art. Morceaux choisis.
Parler de cette Vierge à l’Enfant en marbre blanc, c’est comme ouvrir le grand livre de la sculpture vénitienne de la Renaissance. Sa composition, très simple, met en scène deux personnages à mi-corps derrière un parapet, se détachant sur un fond plat. Toute l’attention se porte ainsi sur la madone et le Christ enfant, sur leurs gestes et leurs émotions (voir interview page 16). Cette œuvre de dévotion privée destinée à encourager le culte de la Vierge et du Christ et à susciter l’émoi chez son propriétaire pour constituer un modèle à suivre a été exécutée dans l’entourage d’Antonio Rizzo (1430-1499). Cet architecte originaire de Vérone qui fera carrière à Venise est très marqué par la sculpture lombarde, dont il reprend le goût pour le naturalisme et une certaine géométrisation des formes, mais aussi par Donatello, à qui l’on doit l’invention de ces œuvres au relief très peu marqué. Seuls le retombé des tissus aux plis complexes, les ombres et les raccourcis audacieux (notamment dans la main droite de la Vierge) suggèrent la profondeur. Destinée à un cercle restreint de collectionneurs essentiellement anglo-saxons , aussi discrets que connaisseurs de la Renaissance, cette représentation extrêmement graphique peut aussi trouver sa place aux côtés d’œuvres contemporaines. Tout comme les deux compositions les plus importantes de la vente : La Raison du plus fort (deux chiens se disputant des entrailles) de Jan Baptist Weenix et La Joyeuse Compagnie attablée, une école française vers 1640. `
L’influence de la peinture flamande
Estimée 15 000/20 000 €, La Joyeuse Compagnie attablée est une œuvre pleine de vie, animée de figures à mi-corps, où celle du premier plan, vue de dos, introduit le spectateur. La scène, se détachant sur un fond neutre dans une lumière contrastée, révèle l’influence de la peinture flamande, elle-même marquée par Caravage. La toile de Jan Baptist Weenix (30 000/40 000 €) témoigne de l’importance de la chasse à son époque, et du rôle des fidèles compagnons. Si le sujet est un peu difficile ces chiens se disputant des entrailles , on appréciera le tableau pour sa facture en glacis de bruns et son grand effet décoratif. «Jugé choquant il y a une vingtaine d’années, ce tableau est d’une telle ampleur, d’une telle vigueur que l’on en oublie complètement les morceaux de viande posés pourtant au premier plan», s’enthousiasme Stéphane Pinta du cabinet Éric Turquin.
Le talon d'Achille
À leurs côtés, un bacchus et un satyre aux trognes rubicondes (6 000/8 000 €) et une représentation de Saint Paul à la séduisante touche large, de l’entourage de Rubens (8 000/10 000 €), rappellent le goût d’Achille Fontaine pour la peinture nordique. On pourra leur préférer, dans une manière très différente, une Étude pour le pardon de Kergoat l’un des plus importants de Cornouaille, qui réunissait des milliers de pèlerins sous le pinceau de Jules Breton (8 000/10 000 €), et dans un tout autre domaine, une paire de candélabres d’époque Empire en bronze ciselé et doré, aux fûts formés de jeunes nubiens vêtus de pagne (10 000/12 000 €), ou encore un bureau Mazarin en marqueterie Boulle (10 000/12 000 €)… Issu d’une famille de mulquiniers comprenez l’artisan qui fabriquait ou le commerçant qui vendait les fines étoffes de lin utilisées en confection, appelées «batistes» ou «mulquins» originaires de Saint-Quentin, dans l’Aisne, notre collectionneur fait la connaissance d’une jeune fille éduquée selon les meilleurs principes, dont le père est filateur à Lille, Augustine Flament (1844-1891). Le mariage a lieu le 9 août 1862. Deux filles naîtront de cette heureuse union. En 1863, aidé par son beau-père dont l’entreprise est prospère, Achille crée sa filature de coton, rue de Wagram à Lille. Ses affaires sont florissantes. Installé dans un hôtel particulier, la famille dispose aussi d’une maison dans la campagne toute proche. Si Augustine a les pieds sur terre et encourage son mari, dont l’entreprise connaît des hauts et des bas, Achille, d’un naturel bohème et dépensier, insouciant des contraintes matérielles, est passionné d’art. Quand il ne pratique pas la chasse et le jardinage, il voyage, court les galeries. «J’aime bien ce qui est beau et surtout à le comprendre», explique ce violoniste accompli dont un portrait, conservé par ses descendants, le représente avec un stradivarius.
Drouot 1904
D’un tempérament énergique et raisonnable, dotée d’une bonne dose d’humour, Augustine le rappelle souvent à l’ordre. «Moi je thésaurise en voyage, je ménage nos pauvres louis et toi tu les sèmes un peu. Je te pardonne dans une certaine mesure, mais surtout de la prudence», lui écrit-elle. Veuf de bonne heure, ce grand et bel homme va donner de nombreuses réceptions et surtout multiplier les achats d’œuvres d’art. Il ira même jusqu’à acheter en Italie, pour 100 000 francs, la collection Cernuschi qu’il fera venir par un train entier jusqu’à Lille, avant de devoir la céder par morceaux pour des sommes dérisoires. Vers 1904, il s’associe à un industriel d’Armentières, qui bientôt jouira de la pleine propriété de l’entreprise, puis effectue de désastreux placements… Le 10 juin 1904 se tient à la galerie parisienne Georges-Petit, sous le marteau de maître Lair-Dubreuil, la vente de sa collection de tableaux anciens et modernes. Soit une centaine de numéros, parmi lesquels des œuvres de Bruegel le Vieux, d’Antoine van Dyck, de Pierre-Paul Rubens, Hans Holbein le Jeune, Jacob Jordaens, Philippe Wouwerman… Cet homme «qui a du goût plus que le sens des affaires», comme le résume Bénédicte Saint-Sevin, l’une de ses descendantes, continue de «cueillir, à droite et à gauche, en France et en Belgique, voire en Hollande, chez les particuliers et dans les enchères sensationnelles, des œuvres de haut goût, en un parfait état de conservation, dont il sait faire les honneurs à ses hôtes avec une parfaite bonne grâce», lit-on dans le catalogue de la dispersion. Placé sous tutelle quelques années plus tard, il continue bien sûr à fréquenter le milieu artistique. Il meurt le 2 mai 1912 dans une pension de famille parisienne, au lendemain d’une représentation au théâtre de l’Odéon avec son ami le peintre Georges Maroniez. On rapporte que ce soir-là, admirant la pleine lune au-dessus de la Seine, il suggère à son ami d’en faire un tableau. Incorrigible Achille Fontaine ! Les œuvres dispersées aujourd’hui ont été conservées dans la maison familiale de Saint-Omer, à un jet de pierres des ruines majestueuses de l’abbaye de Saint-Bertin. Elles sont cédées par les héritiers de notre collectionneur. Souhaitons-leur de «connaître – si tant est que les œuvres d’art puissent avoir de ces mystérieuses émotions et pourquoi pas ? – la sensation brutale, la sensation qui ne ment pas, des enchères mouvementées», comme l’écrit, en préface du catalogue de la vente de 1904, l’historien, critique d’art et journaliste Léon Roger-Milès.