Face à l'arrivée de grosses enseignes internationales, les galeries françaises poussent les murs ou se dédoublent. Pour mieux défendre leurs artistes et profiter du revival de Paris.
Paris a le vent en poupe. La Ville lumière n’en finit pas d’accueillir d’éminentes galeries étrangères, pour qui elle est devenue the place to be. L’automne dernier, le succès de la première édition de Paris + par Art Basel – qui a succédé à la FIAC en faisant couler beaucoup d’encre – a encore renforcé l’attractivité de la capitale, dont le rôle central s’est réaffirmé depuis le Brexit. Au point que d’aucuns spéculent, sans doute un peu vite, sur le déclin de la foire bâloise au profit de sa bouture française. Les Américains, venus en nombre en octobre dernier pour Paris +, ne préféreront-ils pas à terme l’éclat de la vie parisienne, de ses musées, ses restaurants et palaces à l’accueil banal de Bâle ? Dernière en date à avoir annoncé son arrivée, Hauser & Wirth occupera bientôt une partie des anciens locaux d’Europe 1, dans un quartier jusqu’ici peu investi par le marché de l’art, celui de la rue François-Ier, à deux pas de l’avenue Matignon. Elle rejoint d’autres «méga-galeries» déjà présentes à Paris, telles Gagosian, Thaddaeus Ropac, David Zwirner, Dominique Lévy (LGDR) ou même Continua qui, après avoir essaimé dans le monde entier, s’est décidée à ouvrir un important espace dans le Marais. Ces enseignes ont les moyens de leurs ambitions : elles ouvrent ou s’agrandissent en suivant les tendances mondiales de l’activité économique. Il y a une dizaine d’années, elles n’auraient probablement pas inscrit Paris dans leur galaxie… Mais, pour d’autres, peu ou pas implantées hors de leur pays d’origine, y venir devient un choix plus essentiel, et parfois vital. Des exemples récents ? La galerie de Stockholm Andréhn-Schiptjenko a choisi la capitale française pour ouvrir un espace à l’étranger. Elle vient même de déménager dans un local plus vaste du Marais, au sein de l’ancienne galerie Zürcher. Une façon de renforcer sa présence. Le monde entier veut en être. La luxembourgeoise Zidoun-Bossuyt a inauguré un local à Dubaï au printemps dernier avant d’ouvrir un par Art Basel. Venue de Tel-Aviv, Dvir a ouvert dans le Marais au printemps dernier. Quant à la berlinoise Esther Schipper, elle s’est installée pendant la Foire d’automne dans un appartement en étage place Vendôme… dont les palaces et les joailliers ont aussi attiré la coréenne Kukje, qui a depuis peu des bureaux rue de la Paix. Les Suisses s’y mettent aussi, à commencer par le Zurichois Peter Kilchmann, installé rue des Arquebusiers… à côté de Dvir. Le mouvement est loin d’être achevé. D’après nos informations, une importante enseigne d’Amérique du Sud s’apprête à investir le Marais au printemps prochain… La Ville lumière est à nouveau une vitrine mondiale !
Second centre occidental
«Pour des galeries comme Kukje, s’installer en France, c’est être présent dans l’Union européenne, car Londres n’y est plus. Mais c’est aussi une façon de garder la main sur des artistes comme Othoniel ou Lee Ufan, intéressant leur clientèle internationale, qui vient de plus en plus à Paris», analyse un très bon connaisseur du marché. Même raisonnement pour les enseignes suisses, qui veulent être dans l’UE pour des raisons commerciales et de fiscalité… Pour d’autres, les motivations s’additionnent. «Le marché allemand reste limité, et Berlin plutôt calme, ce qui explique notamment l’arrivée d’Esther Schipper, qui était déjà dans l'Union. En outre, elle redoute peut-être de se faire dépouiller de tous ses artistes si elle ne vient pas à Paris. Des galeristes comme Chantal Crousel ou Kamel Mennour travaillent déjà avec ses signatures historiques : Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Ugo Rondinone... Sans compter Hauser & Wirth qui arrive bientôt, et travaille aussi avec Pierre Huyghe. Pour Esther Schipper, comme cela a été le cas de Max Hetzler, venir dans une ville comme Paris, située au cœur de l’Europe continentale et devenue très dynamique, le second centre occidental après New York, relève de la survie», poursuit le spécialiste. Enfin viennent de multiples galeries sans stratégie claire «mais qui veulent profiter de l’énergie parisienne, de son rayonnement prestigieux, telle Zidoun-Bossuyt, sans doute à l’étroit au Luxembourg et qui participe peu aux foires majeures». Face à ce mouvement centrifuge, les enseignes françaises ne restent pas inactives. Une partie conséquente d’entre elles, jeunes ou moins jeunes, ont il y a peu inauguré des adresses supplémentaires dans la capitale, ou déménagé pour un local plus vaste ou mieux situé. C’est le cas, dans le Marais de nouveau, de Christian Berst - Art brut, qui a ajouté un espace en face du sien, mais aussi d’Afikaris, rue Notre-Dame-de-Nazareth, d’Olivier Waltman, ou encore Arts d'Australie – qui, après avoir longtemps exercé en chambre, s'est installée rue Chapon –, de JB agency ou d’Isabelle Alfonsi à Belleville, tandis que Françoise Livinec vient d’ajouter un second lieu dans le quartier Matignon. Sans compter la 193 Gallery, qui dispose du n° 24 en plus du 21, rue Béranger, dans le 3e. Même ce calme mois de février verra l’inauguration de plusieurs espaces ! Telles, rue de Seine, l’adresse supplémentaire du Minotaure, et quelques pas plus loin Les Verrières, écrin de 31 Project dirigé par Charles-Wesley Hourdé, Clémence Houdart et Nicolas Rolland. Rive droite, les Filles du calvaire investissent un second lieu rue Chapon. «Même si quelques-uns ont récemment choisi New York, comme RX ou Templon, la question que se posent désormais les galeristes françaises, c’est : “Faut-il ouvrir un endroit de plus à Paris ou miser sur l’étranger ?” Londres n’étant plus une option», résume Marion Papillon, présidente du Comité professionnel des galeries d’art. Et d’ajouter : «Ces déménagements, synonymes souvent d’agrandissement ou de multiplication des espaces, dans la lignée de Nathalie Obadia, Kamel Mennour ou Almine Rech, témoignent d’une volonté claire de développement et de soutien aux artistes.»
Trouver son lieu
Bien que très glamour, la capitale française ne peut toutefois pas rivaliser avec New York ni même Bruxelles en termes de surfaces disponibles, ce qui oblige à se lancer dans une course aux locaux – chers et rares –, mais aussi à ruser. Pour être présents à Paris ou dans différents quartiers de la ville, certains se sont associés, à l’instar de W et de Claire Gastaud, Jocelyn Wolff et Samy Abraham, ou encore Hervé Loevenbruck et Stéphane Corréard, qui ont repris, en 2022, sous l’enseigne Loeve & Co, l’ancienne galerie Jean Brolly dans le Marais, en sus de leur espace de Saint-Germain-des-Prés. Loevenbruck, cette fois en solo, doit quant à lui ouvrir un lieu cette année près de son actuelle adresse, rue Jacques-Callot. «S’il y a eu Ropac à Pantin, Gagosian au Bourget ou d’autres à Romainville dans un format plus “américain”, le contexte parisien incite à avoir plusieurs espaces plutôt qu’un seul grand, difficile à trouver», explique Marion Papillon. La déferlante de grosses enseignes internationales met une certaine pression sur les professionnels français. «Sans concurrence, il n’y a pas les mêmes ambitions. On peut dire que l’arrivée des galeries étrangères, depuis Ropac, Goodman, Gagosian ou Zwirner et les autres, a boosté celles des marchands français. Il existe aujourd’hui des galeries hexagonales dotées d'une réputation internationale incontestable», note Nathalie Obadia. Toutefois, ne risquent-elles pas de se voir voler des artistes ? «C’est toujours le danger, cela arrive déjà entre galeries françaises, estime-t-elle. Mais je crois qu’il y a plus d’artistes qu’on ne pense qui apprécient de travailler avec des galeries ancrées dans notre pays, et non avec des “antennes” pas toujours efficaces. Ainsi, David Reed, qui est représenté par Gagosian à New York et Londres, l'est par ma galerie à Paris. Une décision logique, prise entre Gagosian, l’artiste et moi-même : la galerie Obadia saura mieux défendre ses intérêts auprès des acteurs institutionnels et des collectionneurs français que ne le ferait Gagosian. Autre exemple : Gregory Crewdson, qui exposait chez Gagosian, a décidé de revenir à Paris chez Templon, car il sait qu’il y sera mieux défendu.»