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À Londres, Cézanne hors des sentiers battus ?

Publié le , par Vincent Noce

Du nouveau, Monsieur Cézanne ? Sa première rétrospective depuis une trentaine d’années, ouverte à la Tate Modern, n’apporte pas vraiment de réponse. Avec quatre-vingts œuvres, elle permet au visiteur d’aller au-delà des pommes et des montagnes, pour s’interroger sur la violence sexualisée de ses scènes parisiennes. Cézanne...

Tate Modern 2022 . Photo © Jai Monaghan À Londres, Cézanne hors des sentiers battus ?
Tate Modern 2022 . Photo © Jai Monaghan

Du nouveau, Monsieur Cézanne ? Sa première rétrospective depuis une trentaine d’années, ouverte à la Tate Modern, n’apporte pas vraiment de réponse. Avec quatre-vingts œuvres, elle permet au visiteur d’aller au-delà des pommes et des montagnes, pour s’interroger sur la violence sexualisée de ses scènes parisiennes. Cézanne est encore enserré dans la vision d’un « artiste d’artistes », précurseur de l’art moderne par ses couleurs pures, son épaisse matière et ses jeux géométriques. Jean-Claude Lebensztejn parle d’une « personnalité artistique complexe, ayant fait l’objet de nombreuses études sans jamais se laisser totalement circonscrire ». L’exposition ne dément pas cette impression. Décousu et déconnecté du parcours, le catalogue mêle articles scientifiques et reconnaissances de dette signées par des artistes, ce qui en fait un hybride de subjectivité créatrice et d’histoire de l’art. Gloria Groom y avance la thèse séduisante que le peintre évolue dans un monde d’images. Il pouvait ainsi brosser un paysage d’après un tableau de Pissarro ou répéter un portrait de son épouse. Il exploitait aussi la photographie, recopiant presque ligne à ligne un bois sous la neige. Plus inattendu, Lebensztejn, dans ses Études cézanniennes, a rapproché sa Léda de l’image d’une femme légère sur l’étiquette d’un champagne appelé Nana – ce qui aurait pu être un clin d’œil à son ami Zola. Il est difficile cependant de suivre ce raisonnement puisqu’on retrouve le modèle favori du peintre, Hortense, prenant la même pose dans des compositions bien antérieures au feuilleton de l’écrivain et au dépôt de la marque de champagne, dont une femme au miroir qui les précède d’une dizaine d’années.

L’historien de l’art André Dombrowski soutient que Cézanne a « largement puisé dans l’imagerie populaire » des gazettes de mode et des réclames.

Citant d’autres exemples, l’historien de l’art André Dombrowski soutient pour sa part qu’il a « largement puisé dans l’imagerie populaire » des gazettes de mode et des réclames. La Tate fait ainsi se côtoyer une illustration d’époque et son Éternel féminin, l’une des scènes les plus intrigantes de Cézanne, montrant une femme nue sous le temple d’un baldaquin, jambes écartées et yeux rouge sang, encerclée par une assemblée passablement grotesque, réunissant au son d’une fanfare un peintre, un banquier, un évêque… Dombrowski a trouvé une allégorie dans un numéro de 1871 de La Vie parisienne, affichant une déesse en pleurs, le bras ensanglanté, entourée d’artistes et d’un soldat, intitulée Pauvre Paris et appelant « écrivains et artistes à la venger à force d’esprit et de talent ». Les scénographies sont bien similaires. La famille et des amis du peintre s’étaient engagés dans la Commune, qui mit Paris à feu et à sang. Cézanne aurait en quelque sorte commis une œuvre à mi-chemin de la scène de bordel et de la peinture d’histoire, les yeux crevés renvoyant à ce qu’elle ne veut pas voir. Cette allusion socio-politique décale quelque peu la vision de l’ermite d’Aix, fermé au monde qui l’entoure. L’exposition voudrait pousser son avantage en rapprochant Le Nègre Scipion – l’anatomie d’un modèle de l’académie Suisse – d’une photographie, publiée par un journal américain anti-esclavagiste, d’un Noir dénudant son dos strié de cicatrices boursouflées dues au fouet. Outre que les deux hommes n’adoptent pas du tout la même position, personne ne sait si Cézanne a jamais vu cette image. Cela n’empêche pas une artiste américaine, dans le catalogue, de supputer que de subtiles traces de rouge sur le dos du modèle pourraient être des plaies, alors qu’elles se retrouvent sur son bras, son oreille ou son nez et s’agencent en fait dans la recherche impressionniste des couleurs. Suggérer sur ce fondement un engagement du peintre contre l’esclavage tient vraiment de la fabulation. On trouve là l’intérêt mais aussi les limites de ces études visuelles, si elles ne s’accompagnent pas d’une certaine rigueur. Il est toujours utile de sortir des sentiers battus, à condition de prendre garde à ne point trop s’égarer.

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