À son retour des États-Unis, Fernand Léger s’attelle à de grandes compositions qui rendent hommage aux travailleurs. Issue des études préparatoires pour son chef-d’œuvre Les Constructeurs, une gouache réapparaît à Deauville.
Dans cette scène colorée, un ouvrier bâtisseur salue joyeusement le spectateur, assis sur une poutrelle suspendue dans les airs. Est-ce dans les rues de Manhattan que ce motif urbain a frappé Fernand Léger, réfugié à New York depuis 1940 ? Des gratte-ciel s’y élevaient partout, armatures métalliques se dressant vers les nuées, où s’agrippaient des silhouettes humaines, immortalisées par les fameuses photographies de Charles Clyde Ebbets. De retour à Paris début 1946, le peintre s’en souvient sans doute lorsqu’il décide de reprendre le principe de ses compositions monumentales, initiées lors de son engagement aux côtés du Front populaire. En cet après-guerre tumultueux, Léger adhère au Parti communiste, un choix qui influence profondément son art, plus porté que jamais par les revendications sociales. La France, en pleine reconstruction après les ravages des bombardements, va bientôt lui fournir de nouveaux thèmes à la gloire des ouvriers. Mais, à dix mille lieues d’un réalisme soviétique, c’est avec ses armes habituelles qu’il choisit de le faire : espace structuré, frontalité des personnages stylisés, et primauté accordée aux couleurs primaires. Conciliant enfin avant-garde et art populaire, il représente son idéal de société dont les héros véritables sont les bâtisseurs. Au musée national Fernand Léger de Biot, parmi les grands formats du maître, on peut admirer la version définitive de son œuvre majeure Les Constructeurs, achevée en 1950. À une hauteur qui tutoie les nuages s’échafaudent segments de poutres et échelles : «J’ai voulu rendre cela, écrira-t-il, le contraste entre l’homme et ses inventions, entre l’ouvrier et toute cette architecture métallique, ce fer, ces ferrailles... »
Les Constructeurs face à leurs modèles
La toile, de 3 mètres sur 2,28, est présentée à la Maison de la Pensée française en 1951, avec tous ses dessins préparatoires. Puis, curieux de connaître la réaction des travailleurs eux-mêmes, le peintre l’accroche dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt, et se mêle à eux. Le résultat de cette expérience le déçoit : «À midi, les gars sont arrivés… mes toiles leur semblaient drôles. Moi je les écoutais et j’avalais tristement ma soupe.» Huit jours plus tard, il revient et un ouvrier lui dit : « Quand on aura enlevé les toiles (…) ils vont s’apercevoir ce que c’est que vos couleurs.» Et l’artiste de conclure, réconforté : « Ça fait plaisir ça ! » Car, symbole idéal du renouveau du pays, cette vision magistrale lui a coûté trois ans d’un labeur acharné, nourri de nombreuses études préliminaires formant une série, à laquelle appartient notre gouache. Celle-ci se focalise sur le personnage central, situé en haut de la composition finale, accompagné ici de deux collègues manipulant une poutrelle, dont l’un, celui de dos, disparaîtra dans la version définitive. La couleur du fond va aussi changer, passant d’un jaune d’or au bleu profond cher au peintre… Une modernité vivifiante à retrouver dans l’importante rétrospective «Fernand Léger. Le beau est partout», proposée par le Centre Pompidou-Metz jusqu’au 30 octobre.