À quelques encablures de Chantilly, l’abbaye royale de Chaalis couve ses secrets depuis bien longtemps. Pour donner suite aux remontrances de la Cour des comptes, l’Institut de France corrige le tir. Plan d’investissement et nouvelle direction promettent de réveiller ce joyau endormi.
Un éphémère prieuré bénédictin fondé en 1100. Les ruines romantiques d’une abbaye cistercienne parmi les plus opulentes de son temps, sous le patronage royal de Louis VI le Gros. Une chapelle et sa rare fresque de la Renaissance qui subsistent encore sur le sol hexagonal. Mille hectares de forêt, jardins à la française, à l’anglaise, arboretum et roseraie. Une collectionneuse boulimique et éclectique, Nélie Jacquemart, épouse de l’une des plus grandes fortunes influentes de France et peintre méconnue… L’abbaye royale de Chaalis a tous les ingrédients d’un grand site patrimonial. Il reste pourtant confidentiel et peine à attirer l’intérêt des chercheurs. Le constat n’a pas échappé à la Cour des comptes, qui fustigeait en juillet la manière dont l’Institut de France, propriétaire des lieux, « faute de moyens ou d’attention […] laisse [Chaalis] à l’abandon depuis plusieurs décennies ». Les magistrats précisent leur pensée avec leur verve cinglante habituelle : « travaux d’investissement peu nombreux, politique scientifique inexistante, mesures insuffisantes en matière d’entretien, de restauration et de sûreté/sécurité des œuvres, résultats médiocres au regard du potentiel ainsi qu’une gestion administrative et financière déficiente ». Dans ce réquisitoire, l’annonce, au détour d’une astérisque, de l’arrivée en octobre 2020 d’un nouvel administrateur général en la personne d’Alexis de Kermel et du lancement d’un plan pluriannuel d’investissement de 10 M€ passent presque inaperçus. Les signaux de reprise en main sont pourtant bel et bien là. « Mon arrivée est tout à la fois un défi monumental et une opportunité fantastique : redonner à Chaalis la place qu’il mérite dans le paysage culturel », s’enthousiasme le nouveau venu, engagé sur tous les fronts.
Chantiers multiples
Estimé à 12 M€ de travaux d’ici 2024, le chantier s’annonce pharaonique : modernisation des systèmes de sécurité et de sûreté, remise aux normes électriques, restauration du clos et du couvert, raccordement de tous les bâtiments au réseau de chauffage, cristallisation des ruines de l’église abbatiale, reprise du réseau hydraulique et création de celui d’assainissement, restauration des jardins et de ses ouvrages (ponts, douves, etc.). À l’heure où le patrimoine ne peut plus faire l’économie d’une réflexion sur son empreinte carbone, il s’agit de songer à une centrale de géothermie, à la biodiversité du jardin et la plantation d’un verger conservatoire (2022-2024). Si l’investissement de l’Institut est conséquent, Chaalis doit aussi compter sur l’augmentation nécessaire de ses ressources propres, pour l’heure limitée à la billetterie, au faible mécénat, aux concessions de la Mer de Sable, et aux recettes domaniales des bois alentours. Désireux de renouer avec la grande histoire des lieux, l’Institut profite du modèle qui permit à l’abbaye de devenir l’une des plus puissantes de sa région en commercialisant déjà le produit des récoltes au XVIe siècle. Ancienne, cette logique de marché se retrouvera dans l’aménagement d’un restaurant dans la maison de la Roseraie (2023) et de trois gîtes dans le bâtiment de l’écurie (2022). Aussi impatient qu’efficace, Alexis de Kermel a déjà attiré le chef Nicolas Castelet et son salon de thé champêtre, installé depuis mai. Car le nouvel administrateur n’est pas de ceux qui se suffisent d’une promesse de changement, même d’envergure. Aussi a-t-il en moins d’un an déjà piloté le réaménagement d’installations sanitaires, la sécurisation des abords et du parking, le curage du canal d’adduction d’eau des douves, et la reprise d’une partie de la muséographie. Le chantier culturel est probablement le plus ardu : comment remettre sur le devant de la scène les collections du domaine, supplantées ces dernières années par l’esthétique romantique d’un jardin et ses ruines ? Pour en révéler les trésors, un nouveau parcours chronologique a été mis en place au printemps en même temps que l’instauration d’un billet unique « jardin et musée ». Après une déambulation dans le parc et ses vestiges médiévaux, suit la découverte de la chapelle et des fresques du Primatice, avant que le visiteur ne termine par le musée et les collections de Nélie Jacquemart amassées au XIXe siècle. « Il ne se passe pas une semaine sans qu’on ne découvre dans un recoin un Primitif italien, un élément des collections birmanes et indiennes jamais étudiés. Chaalis a étonnamment pâti de la notoriété du musée Jacquemart-André de Paris qui, par son dynamisme, a pu faire croire que le travail sur les collections du couple, ou de Nélie en particulier, était fait, ce qui est un leurre. Il nous faut reprendre chaque objet, le documenter, l’étudier. Un champ magnifique de recherche s’ouvre », explique l’administrateur, comme un appel aux chercheurs et scientifiques intéressés. Négligée par les spécialistes de la Renaissance, la chapelle abbatiale à fresques bénéficie d’une restauration de ses voûtains depuis septembre, après qu’un précédent chantier en 2006 y a confirmé la main du Primatice. Commandés vers 1540 par Hippolyte d’Este, cardinal représentant les intérêts du duché de Ferrare à la cour de François Ier, cette Sixtine de l’Oise et son Christ rédempteur seront mis en valeur par une nouvelle médiation et mise en scène.
Des collections en devenir
De même, le musée – jusque-là boudé des visiteurs – est appelé à une profonde révolution. Théâtre de réceptions mondaines, Chaalis est aménagé par Nélie Jacquemart dans une atmosphère palatiale où se côtoient ses acquisitions sur le Moyen Âge européen, la peinture française, italienne et flamande, des objets d’Orient qu’elle rapporte de ses voyages en Égypte, en Turquie ou en Inde. Handicap pour l’identification du musée, ce profond éclectisme, symptomatique du goût du XIXe siècle, devrait s’estomper avec le travail promis sur la collection. Le remeublement de certaines pièces se double de la mise en avant, au fil des salles, de 25 œuvres majeures des collections, des deux panneaux peints par Giotto pour l’église Santa Croce à Florence au portrait de Richelieu par Champaigne. Un comité scientifique doit en outre se monter d’ici la fin de l’année autour de la conservatrice du patrimoine Anne Claire de Poulpiquet, nommée en juillet, pour se pencher sur une muséographie plus attrayante, sans contrevenir aux clauses du legs. Entourée de mystères, la vie de la collectionneuse mérite de s’y attarder. Élève de Léon Cogniet, celle qui se hisse au rang de portraitiste réputée dans la grande bourgeoisie parisienne, n’a guère attiré l’intérêt des historiens. Exposée au Salon, sa production manque cruellement d’un catalogue raisonné. Est restée dans les mémoires son image d’épouse d’Édouard André, avec qui elle s’unit en 1881, à l’orée de ses 40 ans. Patron de la Gazette des Beaux-Arts, président de l’Union centrale des Arts décoratifs, son mari est une figure emblématique du monde de l’art jusqu’à sa mort prématurée en 1894. Sa femme lui survivra près de vingt ans, au cours desquels elle parcourt le monde, et imprime sa marque à Chaalis. « En l’état actuel des recherches, c’est un véritable défi que de rattraper le retard et remettre cette figure féminine au centre du discours de Chaalis, lance Alexis de Kermel. Gageons que les nouvelles faveurs portées aux figures féminines artistiques permettent de porter cette ambition. Je souhaiterais solliciter les laboratoires de recherche, les universités mais aussi les conservateurs pour éclairer l’histoire de cette femme et plus largement de Chaalis. Ce domaine est une mine, il s’agit maintenant de le faire comprendre. » L’appel est lancé.