L’été a été marqué par une passe d’armes entre le service antiblanchiment et le Conseil des ventes. Les professionnels s’inquiètent du respect de l’anonymat dans ces procédures.
Facteur sensible de l’action gouvernementale, la lutte contre le blanchiment est le jeu de rivalités, dans lesquelles le marché de l’art risque bien de se retrouver pris en otage. Dans son rapport annuel 2018, publié le 4 juillet sous l’autorité de son directeur, Bruno Dalles, Tracfin a ouvert les hostilités, en affublant ses opérateurs de la plus mauvaise note de la classe, tout en profitant de l’occasion pour s’en prendre au Conseil des ventes.
Haro sur les commissaires-priseurs
Au milieu d’une batterie de résultats en hausse, il dénonce ainsi une «absence préoccupante d’engagement du secteur de l’art». En tout, ce service a reçu 76 000 «déclarations d’information» (dans cette sémantique, on évitera soigneusement le terme de «dénonciations»), le triple de 2013. Par parenthèse, sur 733 dossiers transmis à la Justice, un seul inclut un soupçon de terrorisme, une action manifestement marginale et pourtant régulièrement avancée, y compris par Tracfin, pour justifier un contrôle renforcé du commerce des antiquités. 71 000 signalements, soit 93 % du total, procèdent des banques et établissements financiers. La pêche paraît en effet plus maigre avec les 196 formulaires concernant des œuvres d’art. Et encore, la quasi-totalité est le fait des mêmes organismes financiers et, accessoirement, des professions judiciaires ; 40 attestations émanent de 20 opérateurs de ventes aux enchères, répartis à égalité entre province et Paris (apparemment, les grandes sociétés brassant les plus grosses affaires sont loin d’être les plus actives). Le nombre est en recul par rapport aux 67 alertes passées en 2017, mais les montants en jeu ont augmenté, passant même de 4,6 à 56,8 M€, en raison d’un cas approchant les 50 M€. La moitié concerne des non-résidents. Il faudrait ajouter les 16 signalements provenant de «marchands de biens précieux». Deux sont le fait d’antiquaires ou galeristes, ce qui est salué comme une «première» par Tracfin c’est dire que ses espoirs n’étaient pas démesurément élevés de ce côté. Sur cinq années, 242 alertes émanent de commissaires-priseurs. Paradoxalement, ce sont eux qui sont pointés comme les mauvais élèves. Commentant la baisse de 2018, le rapport critique «le positionnement ambigu du Conseil des ventes volontaires», dont il dénonce «le caractère contre-productif, notamment sur le discours entourant le régime de la déclaration de soupçon et sa confidentialité cœur du dispositif». Ce n’est pas de l’excellent français, mais on comprend qu’il est reproché au CVV d’avoir conseillé la prudence, en laissant entendre que la confidentialité du dénonciateur n’était pas garantie de manière absolue. Le Conseil quant à lui dément, assurant avoir toujours retransmis sans commentaire les recommandations de Tracfin. Selon nos informations, sa présidente, Catherine Chadelat, aurait écrit au cabinet et à la garde des Sceaux pour se dire choquée par cette attaque portée en place publique. Aucune des deux n’a voulu commenter cette situation inhabituelle.
Pro domo
La clé de cette passe d’armes est à rechercher dans la scission du marché de l’art. Depuis décembre 2016, les marchands se trouvent sous le contrôle des services de Bercy, dont Tracfin est la pointe avancée : les douanes judiciaires (service d’enquête que Bruno Dalles a lui-même mis en orbite dans son précédent poste) et, au besoin, la Commission nationale des sanctions. Les commissaires-priseurs, eux, ont à répondre devant leur propre autorité, le Conseil des ventes. Tracfin considère que, même en y mettant de la bonne volonté, «les limites juridiques prévalant en matière de possibilité de contrôle du CVV ne pourront suffire». Oui, le français, n’est-ce pas… mais la phrase suivante éclaire la voie : «La matière exige une expérience et une expertise opérationnelle importante» allusion à peine voilée du patron de «la marque Tracfin», vantée sans fausse modestie comme «une start up administrative, sur une trajectoire de développement accéléré, conciliant quantité et qualité, sérieux et réactivité, spécialité et pluridisciplinarité, continuité et innovation, disponibilité et formation continue, et partenariat public-privé». Et de conclure : «La question de la régulation du secteur des ventes volontaires se pose», en regard de «la cohérence» du dispositif mis en place par le Budget.
Anonymat
La situation ô surprise ! n’est pas simple. Une nouvelle directive européenne la cinquième est attendue dans l’année. «Sans doute, des progrès pourraient être faits, reconnaît-on au Conseil des ventes, mais il faut aussi trouver les moyens de convaincre la profession. De plus, la situation n’est pas la même pour un galeriste, par exemple, et une société qui compte trois ou quatre employés, mais doit traiter en une seule vacation avec cent vendeurs et deux cents acheteurs.» On s’étonne aussi de cet accrochage, alors même que le Conseil travaille à l’élaboration d’une recommandation avec Tracfin. La même démarche, du reste, est engagée avec le Syndicat national des antiquaires, nous indique son président Mathias Ary Jan, qui est cependant d’accord pour souligner que «la question de l’anonymat est essentielle». C’est là que le bât blesse, car, peut-être dans sa hâte de proclamer des résultats dans la perspective de l’évaluation attendue en 2020 du GAFI (le Groupe d’action financière international instauré par le G7), sans parler des ambitions personnelles de Bruno Dalles distillées dans la presse, Tracfin livre dans ses documents d’information des exemples susceptibles de poser quelques soucis aux professionnels. Plusieurs cas sont cités concernant des antiquaires ou commissaires-priseurs avec des précisions telles qu’il serait difficile pour les concernés de ne pas se reconnaître. Tracfin n’a pas souhaité répondre à ces interrogations sur ce curieux modus operandi, alors même que son directeur était subitement remplacé, par Maryvonne Le Brignonen, une inspectrice des finances, une semaine après la publication de ce rapport.