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S comme soie au XIXe siècle

Publié le , par Marielle Brie de Lagerac

À la fin de l’Ancien Régime, la soie française est convoitée et largement exportée. Lyon règne en maître, mais les mousselines de coton remplacent bientôt les façonnés, et le papier peint les soies tendues. L’industrie soyeuse doit désormais nuancer ses qualités de production.

Robe de bal griffée Worth, vers 1900, velours au sabre fond satin à décor de plants... S comme soie au XIXe siècle
Robe de bal griffée Worth, vers 1900, velours au sabre fond satin à décor de plants d’hortensias en fleur, corsage baleiné en pointe, mancherons et décolleté drapés de tulle bouillonné à l’origine. Hôtel Drouot, 7 décembre 2021. Coutau-Bégarie OVV. M. Maraval-Hutin.
Adjugé : 10 948 

Les dernières années du règne de Marie-Antoinette et celles de la Révolution ont en commun leur désamour pour la soie. Celui-ci sera de courte durée : considérant les impérieuses nécessités économiques du pays, Bonaparte compte sur l’inconstance de la mode pour appuyer la reprise de la Fabrique lyonnaise, la corporation réunissant les manufactures de l’ancienne capitale des Gaules. Il les soutient encore après son couronnement : le vêtement d’apparat et les incessantes commandes pour orner et meubler les demeures impériales de France, puis d’Europe, font chanter les milliers de métiers tissant soies unies ou luxueux façonnés. La production et les exportations ne cessent decroître et en quelques décennies, Lyon s’empare du titre envié de capitale mondiale de la soie. Ce sont d’abord les motifs Empire, soigneusement compartimentés, qui animent les étoffes, et les fleurs dominent toujours. La classe leur étant consacrée à l’école des beaux-arts de Lyon depuis 1807 participe d’ailleurs au maintien de la production des grands façonnés. Quant à la palette, elle est d’une étonnante fraîcheur : pêche, vert tendre, jaune safran ou bleu céruléen sont magnifiés par le précieux fil, travaillé en différentes armures comme le brocart, le velours ou encore le damas. En 1815, les prodigieuses commandes impériales laissent plus de 600 000 mètres de soieries lyonnaises inutilisées, principalement tissées par Camille Pernon puis Grand frères, et lèguent à la postérité une innovation révolutionnaire : le métier Jacquard.

À l’aube de l’industrialisation
S’appuyant sur les avancées ingénieuses de Vaucanson et de Philippe de Lasalle — l’inventeur des cartons perforés permettant une programmation du motif —, Joseph-Marie Jacquard (1752-1834) parvient à automatiser les métiers à la grande tire. Il est désormais possible de tisser plus facilement et plus rapidement les façonnés – dont les largeurs de 90 cm pour l’habillement et de 130 pour l’ameublement sont les plus courantes – ou de reproduire, en soie noir et blanc, les tableaux des peintres à la mode. Ce mauvais présage mécanique inquiète à raison les canuts. À partir de la Restauration, le métier Jacquard n’exige plus qu’un seul tisseur, qui craint de ne bientôt devenir qu’un simple ouvrier – ce qui ne manque pas d’advenir dans les années 1870. Le nouveau métier est d’ailleurs adopté partout dans les villes où la production avait ralenti, comme à Tours, où la maison Le Manach, fondée en 1829, se spécialise dans le haut de gamme et travaille encore aujourd’hui pour le Mobilier national. Malgré tout, produire des façonnés reste onéreux, et les modèles les plus complexes exigent encore de recourir au métier à bras. Ce sont alors de nouvelles innovations qui œuvrent à l’ouverture d’un plus large marché pour la soie. L’impression sur chaîne, effectuée lors même du tissage – souvent de taffetas –, apparaît en 1820 et séduit immédiatement une clientèle bourgeoise convoitant l’opulence des grands façonnés de l’Ancien Régime et de l’Empire.

En faisant imprimer leurs motifs sur une soie de belle qualité, provenant en partie des magnaneries des Cévennes, les commanditaires s’inscrivent à moindres frais dans la continuité de l’aristocratie. Dès lors, les dessinateurs qui concevaient autrefois des tissages à effets s’adonnent à la mise en carte et à la création de dessins d’impression pour le vêtement ou l’ameublement. Ils ne manquent pas de clients. Car si la demande officielle diminue à mesure que le XIXe siècle avance, les commandes privées vont augmenter, avec des styles très identifiables, notamment grâce à une nouvelle palette chimique. Précurseur, l’emblématique bleu Raymond, élaboré à partir du bleu de Prusse, est aussi indissociable de la soie qu’il l’est des intérieurs de la Restauration. Puis le mobilier joufflu des décennies suivantes se couvre de soies et de velours à motifs de fleurs et de fruits charnus, avant de réveiller le charme fin et gracieux du dernier quart du XVIIIe. Dans le domaine de la mode, la soie devient l’exclusivité du vêtement féminin, qui oscille progressivement entre lignes simples et droites et silhouettes opulentes, bouffantes et généreusement soyeuses. De même, les motifs – habituellement floraux – vont et viennent et sont, comme les unis, seulement modulés par l’invention de nuances inédites. Ainsi les claires couleurs du début s’assombrissent-elles dans les années 1840 en bordeaux, violet et vert, avant de s’éclaircir à nouveau à la fin du siècle, comme en témoignent les créations du couturier Charles Frederick Worth.

Chant du cygne
Via la presse écrite, les premiers éclats de la haute couture attisent l’envie de la petite bourgeoisie, qui consulte avidement les modèles de vêtements et d’ameublement en vogue à Paris. C’est un nouveau marché pour l’industrie de la soie, qui s’essaie au mélange des fibres – soie et coton, soie et laine – de gré, mais surtout de force : en 1856, la pébrine décime les vers à soie français et impose à la Fabrique lyonnaise d’importer et d’innover. Il en résulte des étoffes mélangées, vendues à un prix raisonnable. Comme tant d’autres artisanats d’art, la soie à motifs tissés, moribonde, entonne son chant du cygne. Créations douces-amères des années 1880, des livres en cette matière ne sont pas imprimés mais bien tissés sur métier Jacquard, par la manufacture J.A. Henry. Ces recueils de poèmes ou ouvrages de prière, d’une finesse remarquable et d’une inventivité stylistique admirable, sont alors d’une cherté anachronique. Confrontées à l’effervescence artistique de la capitale et à ses nouveaux acteurs, invités à Lyon à s’essayer à l’impression sur soie, les productions perdent en qualité ce qu’elles gagnent en modernité. Le XXe siècle érigera avec succès cette création avant-gardiste et féconde, au détriment des classiques et savants façonnés.

à voir
Le métier Jacquard en fonctionnement à la maison des Canuts à Lyon
et les robes de Charles Frederick Worth au Palais Galliera, à Paris.