Relieur et galeriste, Henri Creuzevault a initié une collection principalement axée sur la sculpture, augmentée par sa fille Colette. Une passion aussi transmise par le bestiaire de sa petite-fille, l’artiste Sophido.
Le chemin suivi par Henri Creuzevault (1905-1971) comporte plusieurs étapes, toujours en recherche du beau travail, de la création artistique, pour notamment aboutir à cette passion assouvie pour la sculpture. Fils de relieur, il aurait désiré devenir peintre, mais rejoint en 1920 l’atelier paternel. Rapidement, il est en charge du décor des reliures, et dessine bientôt ses propres maquettes. En cet âge d’or pour le renouvellement d’un art pluriséculaire, son nom figure au firmament, aux côtés de ceux de l’aîné Pierre Legrain ou de l’amie Rose Adler… Sa sensibilité artistique lui vaut le qualificatif de «peintre-relieur». Fabienne Le Bars, conservateur à la BnF, spécialiste de l’histoire de la reliure, note : «Ses maquettes, près de huit cent cinquante dont plus des deux tiers sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, donnent la pleine mesure de son talent de dessinateur et montrent le profond renouvellement dont il fit alors preuve.» Son petit-fils, Benoît Fagot, se souvient encore qu’elles étaient «travaillées comme des puzzles, évocation de la peau mosaïquée qui allait habiller les livres illustrés par ses amis Dufy, Matisse, Picasso». La période de l’après-guerre est fertile : cofondateur en 1946 de la Société de la reliure originale, Henri Creuzevault ouvre une première galerie d’art rue du Faubourg-Saint-Honoré, et s’installe en 1957 au 9, avenue Matignon. La sculpture prend une place prépondérante. «Les sculpteurs de ce premier demi-siècle furent aussi grands, et peut-être plus prestigieux encore que les peintres», écrit-il en 1964 dans le catalogue de son exposition consacrée à «10 grands sculpteurs - 20 sculptures», affirmant aussi que cette époque sera le «siècle de la sculpture». En 1959 a lieu la première exposition de Germaine Richier à la galerie Henri Creuzevault ; il signe avec elle un contrat d’exclusivité, renouvelé avec sa succession. L’année suivante, il lui rend hommage avec «L’atelier de Germaine Richier», où figure un nouvel artiste, César, soutenu ensuite par Colette, qui reprend la galerie et poursuit l’œuvre de son père. Dans les années 1980, elle s’installe rue Mazarine et enrichit la collection paternelle, dont quatre-vingt pièces seront présentées aux enchères le 11 décembre prochain.
Richier, César : chimères et bestiaires
Non seulement Henri Creuzevault aimait la sculpture, mais il vivait avec. Son petit-fils se souvient de visites dominicales dans les environs de Paris : «À l’entrée de la propriété trônaient L’Orage et L’Ouragane, deux grands bronzes qui nous fascinaient. On les trouvait bien laids, mais on passait devant en leur tirant la langue, car malgré leurs airs et postures farouches, ces imposants bronzes nous accueillaient comme des chevaux de bois». Les enfants pouvaient également admirer un étrange bestiaire, un univers de chimères, d’«hybrides» selon le terme de René de Solier. En témoignent ici, proposées en format moyen L’Araignée II (1956, 30 000 €) et La Mante (1946, voir photo page 18), ou encore le Cheval à six têtes conçu en 1953, dont une épreuve en petit format en bronze à patine dorée, justifiée HC3, est attendue autour de 30 000 € ; cette sculpture tourne autour du sujet, étudiant les différents angles de vue de l’animal au galop. La figure humaine n’est pas absente de son œuvre, mais s’impose métamorphosée, comme le prouvait la série «Plombs (sur tiges)» lors de l’exposition de l’été 1959 au musée Grimaldi d’Antibes. Loin du lisse de ses débuts, Germaine Richier invente une nouvelle peau, une matière érodée : «Selon moi, ce qui caractérise une sculpture, c’est la manière dont on renonce à la forme solide et pleine. Les trous, les perforations éclairent la matière qui devient organique et ouverte, ils sont partout présents, et c’est par là que la lumière passe. Une forme ne peut exister sans une absence d’expression» (propos cités par Peter Selz, New Images of Man, Museum of Modern Art, New York, 1959). Dans son compte rendu de la grande rétrospective montée par la Fondation Maeght en 1996, Arnaud Spire souligne encore, dans L’Humanité du 9 mai : «Sa stratégie vis-à-vis de chaque individualité s’apparente à celle de son insecte fétiche, la mante religieuse. Elle le croque, elle le craque, elle le creuse, avant de le restituer à l’éternité.» César adopte une démarche similaire : il assemble des bouts de ferraille hétéroclites jusqu’à ce qu’une forme apparaisse. Tout un bestiaire de fers soudés jouxte des équilibristes facétieux, comme ses Marionnettes de 1955 (voir photo ci-contre) aux visages aveugles ou borgnes, tels des masques posés sur la réalité. Près de dix ans plus tard, il reprendra ce thème avec sa propre image ; l’exposition «Tête à têtes» (dont chaque épreuve est aujourd’hui évaluée autour de 4 000 €) a lieu en 1973 à la galerie dirigée désormais par Colette, fidèle à l’engagement de son père auprès des artistes. Elle a réuni tous les aspects de l’œuvre de César, plaques, compressions et expansions. Chaque série abordée révèle un artiste sensuel : même les angles acérés appellent la main, la lumière joue en cascade, magnifiant cet épiderme tantôt lisse tantôt rugueux. L’artiste avait une faconde toute méditerranéenne, aimait pirouettes et jeux de mots qui l’ont probablement desservi ; la rétrospective présentée par le Centre Pompidou de décembre 2017 à mars 2018 l’a justement replacé aux côtés des plus grands. Henri Creuzevault n’en délaissait pas pour autant ses premières amours, organisant des expositions donnant la part belle à ses amis peintres, Picasso, Braque, Matisse…
L’architecture médiévale aussi
En bonne place dans la collection figure Kijno (voir encadré page 16), avec lequel le galeriste entretenait des liens d’amitié. Il fut l’un des premiers à avoir bénéficié d’un soutien au concept révolutionnaire pour l’époque : la résidence d’artiste. «En effet, se souvient Benoît Fagot, mon grand-père avait une autre passion, les châteaux du Moyen Âge ! Plus ils étaient grands et délabrés, plus ils l’intéressaient. C’est ainsi que dans les années 1960, il acquit Fort Queyras, ancienne forteresse de la seconde moitié du XIIIe siècle remaniée et dotée de fortifications par Vauban. Il se lance dans sa restauration, pense même à acheter un lot de jeeps pour circuler dans le domaine et invite des artistes à y résider, mettant à leur disposition appartement, atelier et un espace de vente. Je me souviens notamment de Kijno.» Les intérêts picturaux de Creuzevault étaient variés, allant vers le surréalisme, avec des œuvres de Wifredo Lam : une huile sur toile datée 1970 est attendue autour de 100 000 €, un lumineux pastel et fusain, de 1968, prisé 10 000 € environ. L’abstraction est aussi représentée par une toile Sans titre de Serge Poliakoff, déclinant une belle gamme de bleu (50 000 €), ou une laque glycérophtalique sur panneau de Jean Dewasne (15 000 €), au séduisant tracé de courbes géométriques. Alliant couleur et forme, sculpture et design, Le Miroir (1980) aux belles dimensions de Niki de Saint Phalle, numéroté 16/20 (105 x 150 x 20 cm) et estimé autour de 20 000 €, ou son Vase chat (reproduit ci-dessus) résument en quelque sorte l’esprit de cette collection : peinture, sculpture et innovation. Avec en prime, l’humour. Sa petite-fille Sophido poursuit dans son œuvre cet aspect facétieux, comme on peut le voir avec Fifi peau de chat (reproduit page 17). Cet ensemble forme un hommage à un homme de goût, grand amateur de sculpture et à l’écoute de son temps, fait assez rare pour être signalé.